── Chapitre 47 : Ding Dong.

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   Pendant les deux mois et demi qui suivent, c'est comme si rien de tout cela n'avait existé. Pas de Ravka, pas de Ketterdam ; pas d'Inej, de Jesper, de Kaz, de Milo ni de Caspian.

   Si je ne croisais pas Mal et Alina tous les jours, je pourrais croire que tout n'ait été qu'un sorte de rêve. Et si mon téléphone ne m'indiquait pas l'année 2024, peut-être aussi.

- Tu es sûre de ne pas vouloir venir avec, Maja? me demande Mal tout en enfilant sa veste dans l'entrée.

- Pour passer une autre soirée à devoir tenir la chandelle? Non merci, le restaurant de la semaine dernière m'a suffi. (Il me répond par un sourire désolé, que je balaye en levant les yeux au ciel.) Allez, ouste - sinon, ta fiancée aura déjà mangé tout le popcorn quand tu arriveras.

- Oh, elle l'a déjà fait. Elle est allée au cinéma directement après le travail et elle m'a déjà envoyé des photos d'elle en train de claquer tout notre fric dans des trucs immangeables qu'ils vendent à l'entrée - est-ce que c'est légal pour les cinémas de vendre de la nourriture si cher, d'ailleurs? Ca ne devrait pas l'être.

   Une fois qu'il a refermé la porte derrière lui, je me retrouve seule dans le grand appartement, qui fut jadis celui du Darkling. Depuis leur installation ici il y a quelques années, les futurs Starkov-Oretsev - ils ont décidé de chacun porter ce composite après leur imminent mariage - ont largement eu le temps de refaire l'endroit à leur goût - c'est-à-dire en transformant l'endroit en une sorte de jungle colorée contre laquelle porteraient plainte tous les amateurs du minimalisme. Et depuis que j'habite aussi ici, j'ai probablement plus ou moins indirectement contribué à aggraver ce phénomène.

   L'appartement - « beaucoup trop grand pour deux personnes », comme ils me l'on dit - a été divisé par deux, de sorte à ce que le salon soit la seule pièce commune dans laquelle nous nous croisons. Ils ont leur côté, j'ai le mien ; les avantages de la colocation associés à ceux de la vie en solitaire.

   Car sans Alina et Malyen, c'est littéralement ce que je serais : complètement seule. Ma vie a toujours gravité autour de Mme Carp - coucou Baghra, restée à Ravka - et Willem - coucou un Darkling 2.0 aux valeurs morales nettement plus sombres, ce qui n'est pas peu dire. Les quelques amis du travail que j'avais étaient en réalité des collègues, avant tout : maintenant que je ne travaille plus à la bibliothèque, je ne leur parle presque plus. Au début, certains avaient l'air sincèrement content de voir que je n'étais pas morte - disparaître pendant cinq ans, ça a de quoi effrayer -, mais une fois qu'ils se sont assurés que tout allait bien...

   ... leurs vies ont continué, pas la mienne.

   En rentrant à Londres, je comptais d'abord prendre une pause professionnelle, le temps de me calmer pendant quelques semaines. Avec les petits bijoux dorés et les pierres précieuses que m'a données Caspian en échange de mes bons et loyaux services, j'ai assez d'argent pour pouvoir vivre avec l'équivalent d'un Smic chaque mois jusqu'à l'honorable âge de 531 ans, selon le petit calcul que j'ai fais. 

   Alors j'ai donc pris une pause, le temps de savoir ce que je voulais faire de ma vie à partir de maintenant. J'aurais pu chercher de nouveau quelque chose en tant que bibliothécaire, mais je ne l'ai pas fait. Et pour être honnête, je ne pense pas que je le ferais un jour.

   Alina - qui elle aussi a reçu une somme monétaire d'une certaine taille de la part de Caspian, là aussi en guise de compensation - a ouvert une sorte d'atelier artistique où, chaque mois, elle engage un ou une artiste différente pour donner des cours de quelques jours à qui est intéressé. En janvier, c'était un potier qui organisait un petit séminaire d'initiation à son art, et Alina m'avait légèrement forcée à y participer. J'y ai fabriqué une assiette, un vase et un autre vase, et j'y ai attrapé le virus de la poterie. Depuis quelques temps, je passe mes journées dans un coin de l'atelier à fabriquer des petites choses plus ou moins esthétiques avec mes dix doigts. Pour l'instant, ça me convient.

   Les journées, je suis à l'atelier. Le soir, je retrouve Alina et Mal chez nous. Parfois, on s'improvise des petites sorties et parfois, je les laisse tous les deux s'amuser tandis que je suis assise sur le canapé, comme je le suis actuellement, en train de boire une tisane tout en maudissant silencieusement Willem de tous les noms et, quand j'ai fini de faire ça, je me maudis moi d'avoir encore maudit Willem parce que ce n'est pas comme ça que j'arriverais à aller de l'avant, même si la Dr. Graymont que je vois tous les mardis me dirait qu'il n'y a pas de bonne ou de mauvaise façon de...

   Ding dong.

   Tandis que j'étais en train de me brûler la langue avec une deuxième tasse de tisane brûlante, la sonnette se fait entendre. 

   Bizarre. A cette heure ci, un vendredi soir? 

   Mon premier réflexe - je sais, je n'en suis pas fière non plus - est de faire comme si je n'avais rien entendu. Avec un peu de chance, il s'agit simplement de quelqu'un qui s'est trompé de porte - ça arrive de temps en temps, d'ailleurs, que...

   Ding dong.

   Bon. Tout en soupirant théâtralement et en jetant un regard à une caméra invisible - une manie que Malyen a découverte il y a peu et que j'ai commencé à imiter sans le vouloir -, je pose ma tasse, serre mon gilet beige difforme contre moi et me dirige vers la porte.

- Oui? je demande en croyant toujours encore à mon histoire de mauvaise sonnette.

- Maja, c'est moi.

   Je n'ai jamais vraiment compris l'expression « avoir le cœur qui tombe dans les chaussettes » ; jusqu'à maintenant en tout cas.

- Willem?

Sankta ─ SHADOW AND BONEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant