── Chapitre 48 : A quel âge as-tu appris à faire du vélo?

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- Willem?

- Bien sûr que c'est moi. Est-ce que tu pourrais être gentille et m'ouvrir la porte?

   Non-absolument pas-mais-pour-qui-tu-te-prends-mais-t'as-cru-t'es-ou-t'as-cru-t'es-chez-ta-mère-ou-ça-se-passe-comment-

- Non? dis-je à la place. Non, Willem, tu ne peux pas. Au revoir. Bonne nuit. Adieu. A jamais, plutôt, à...

- Tu sais que si je veux entrer, Maja, je rentrerai, m'interrompt-il au moment où je m'apprêtais à faire demi-tour et à prétendre que tout cela ne venait pas de se passer. J'essaye simplement de vous éviter les frais de réparation, à toi et à tes petits camarades.

   Je soupire.

   Je soupire parce que j'ai envie de l'étrangler, et je soupire parce que c'est vrai.

   Il est littéralement le Grisha le plus puissant de tous les temps - même plus que le Darkling.

   J'inspire lentement pour tenter de reprendre le contrôle sur ma respiration, puis tourne les clés dans la serrure et ouvre doucement la porte. Je remarque qu'il porte des habits normaux pour ici - un pantalon de costume et un sweat à capuche rose pâle. Sur d'autres, le mélange aurait l'air bizarre, mais sur lui, ça fait on ne peut plus naturel. Probablement aussi naturel que le mensonge, la manipulation et la tradition.

- Qu'est-ce que tu veux?

- Toi, répond-il comme si j'étais une boulangère et qu'il venait de demander une baguette. Mais comme je me doute de la réponse...(D'une main, il pousse la porte jusqu'à ce qu'elle soit ouverte en grand et entre dans l'appartement comme s'il était chez lui.) Je veux juste parler.

- Je n'ai pas envie de te parler, dis-je en refermant la porte pour éviter que des voisins trop curieux n'entendent tout. Il n'y a rien à dire.

   Il se retourne, un léger sourire sur les lèvres.

- C'est là que tu te trompes, ma chère. Il y a beaucoup de choses dont nous devons discuter.

- Comme quoi? (Je croise mon gilet devant moi.) Comment prendre la domination du monde?

- Ca aurait pu, admet-il en tendant un index vers moi, mais non. Non, aujourd'hui, il faut qu'on parle de toi.

- Je ne veux rien savoir. Je n'ai même pas envie d'entendre parler de -

- J'ai parlé avec mon frère.

   En voyant que cette simple phrase a suffi à avoir mon attention, son sourire s'agrandit un peu et je soupire en passant à côté de lui jusqu'au salon, où j'espère pouvoir me consacrer que le fait que je tremblote un peu est à mettre sur la fraicheur du couloir et non sur le fait que je suis actuellement en train de paniquer de plus en plus.

   Willem me suit. Il s'assied sur un canapé.

- Pas les chaussures sur le tapis.

   Il n'y a pas de telle règle, mais pour lui, oui. Willem hausse les épaules, un faux air désolé sur le visage.

- Tu sais que tu n'es pas une Grisha, Maja.

- Oh, ta gueule! (Je m'apprêtais à me poster devant un radiateur en-dessous d'une fenêtre, mais je fais demi-tour.) Ta gueule, Willem.

- Saints, elle est remontée, constate-t-il avec un air ravi que j'ai envie de lui arracher de la figure. Désolé, je ne voulais pas réactiver d'anciennes blessures. J'imagine que ça n'a pas été simple d'apprendre que, finalement, tu étais... simplement toi.

- Il n'y a pas d'anciennes - c'est toi la blessure, Willem. Donc s'il te plaît, laisse-moi en paix une fois pour toutes. S'il te plaît.

   Je n'aime pas le son presque désespéré que prend ma voix, même s'il trahit une vérité intérieure.

- Je suis désolé. (Si je ne le connaissais pas, je pourrais presque le croire sincère.) Je ne suis pas là pour te faire du mal, Maja, ajoute-t-il doucement en me regardant droit dans les yeux.

- Alors dans ce cas, pars. Si tu n'es pas là pour -

- A quel âge tu as appris à faire du vélo?

- Willem -

- A quel âge as-tu appris à faire du vélo? répète-t-il.

- Je ne vais pas répondre à tes -

- Si tu réponds à cette question, je m'en vais directement. Je veux juste que tu me dises à quel âge tu as appris à faire du vélo.

   Je soupire, finis par m'asseoir sur l'accoudoir du fauteuil le plus éloigné du canapé où Willem se trouve. Il a posé ses avant-bras sur ses genoux et me regarde comme si ma réponse allait changer le destin de l'univers.

- Quoi, tu travailles dans les sondages, maintenant? Recensement public, c'est ça? (Comme il ne répond rien, je finis par ajouter : ) Je sais plus, d'accord? Probablement au même âge que tous les gamins.

- Tu te souviens de la famille d'accueil dans laquelle tu étais à cette période?

- Qu'est-ce que c'est censé être, ce questionnaire?

- Juste une question. Réponds, et je disparais.

   Je me mordille l'intérieur de la joue, puis finis par réfléchir à la question.

- Je sais plus.

- Tu hésites entre quelle et quelle famille? Si tu as appris à faire du vélo à un âge typique, tu devais avoir six, sept ans? Où est-ce que tu étais à cette époque?

- Pourquoi est-ce que ça t'intéresse? (Je me lève pour le remettre à la porte.) Allez, j'ai répondu à deux questions, au revoir. Tu...

- Tu ne sais pas y répondre, ou bien? demande-t-il avec un fade sourire sur les lèves. Tu ne peux pas me parler de ton enfance dans ce monde, parce qu'elle n'a jamais existé.

   Hein?

   Je m'arrête net au milieu du salon et...

   Pendant une fraction de seconde, j'aurais presque laissé le vicieux doute qu'il tentait de me faire s'insinuer dans mon esprit. Mais seulement pendant une fraction de seconde - bien sûr que mon enfance a existé - je n'ai peut-être pas de souvenirs de vélo, mais je me vois très bien assise en classe à l'école primaire, manger des petits gâteaux au goûter l'après-midi...

  Willem se lève et fait quelques pas vers moi.

- Le cerveau humain a cette fascinante capacité à pouvoir se convaincre lui-même de choses et d'autres, à pouvoir lui-même créer ce qu'il croit être des souvenirs à partir de choses qui ont été racontées ou entendues. (Il met les mains dans les poches de son pantalon.) Tu n'as pas beaucoup de souvenirs de ton enfance, ou bien?

- C'est assez fréquent quand on n'a pas eu une enfance facile, dis-je en citant ce que la Dr. Graymont m'avait expliqué il y a quelques séances de cela.

- Et tu n'as pas eu une enfance facile, confirme-t-il en hochant la tête. La vie n'est pas simple quand on devient une martyre à huit ans.

- Quoi? Qu'est-ce que tu...

- Tu n'es pas une Grisha, Maja, dit-il beaucoup plus sérieusement qu'avant, et tu ne l'as jamais été. Non, tu es trop occupée à être une Sainte pour cela.

Sankta ─ SHADOW AND BONEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant