Chapitre 20.II

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𝓚an grimpa les marches menant aux toits de la Bibliothèque deux par deux. Cet effort ne l'essoufflait plus autant qu'avant, cependant, il transpirait sous sa chemise et sa veste. Parfois, il maudissait les codes vestimentaires de la noblesse. Souvent, il maudissait Delfina Ombrenn.

C'était à cause d'elle, qu'il se retrouvait à se presser ainsi ! Il devait dire deux mots à sa camarade. Elle n'était pas son amie, et il la considérait plus comme l'ennemie d'Isebell. Avec Ynaseriam (quand il était encore en Astriale), ils devaient souvent calmer Isebell après l'un de ses échanges avec Delfina. C'était assez fatiguant, à la longue.

Kan s'arrêta quelques secondes, dégagea les mèches tombées devant ses yeux. Il jeta un coup d'œil par la vitre. Au vu de la hauteur, il n'allait pas tarder à atteindre son objectif. Alors, il reprit son ascension.

Il avait entendu dire, un jour, que Delfina affectionnait les lieux en hauteur, en particulier quand ils étaient à l'air libre. Le lieu le plus haut et le plus proche de l'université étant la Bibliothèque, il supposait la trouver sur les toits.

Enfin, il déboucha sur ceux-ci. Immédiatement, il plissa les paupières devant l'assaut du vent. Monocle était peut-être protégée des bises glaciales grâce à sa proximité avec les Mordantes, elle ne l'était pas des vents de l'ouest.

Cependant, il devait le reconnaître : ce désagrément devenait moindre devant la vue offerte par la hauteur. À l'est, la chaîne des Mordantes marquant la frontière avec le Gordong pointait fièrement vers les cieux, les sommets des montagnes disparaissant dans les nuages. Au sud, le lac d'où provenait la Sanglante s'étendait à perte de vue, calme, mais redoutable – beaucoup s'étaient noyés à cause de ce calme feint. À l'ouest, les vergers des villages voisins se paraient de couleurs orange, jaune et rouge. Enfin, au nord, des points blancs (certainement des moutons ou des chèvres) piquetaient des plaines à l'herbe encore verte.

Kan n'était peut-être pas né à Monocle, mais il considérait cette cité comme son chez-lui. Il s'y sentait bien mieux qu'à Ylthenas.

Assise juste derrière la barrière de sécurité, une silhouette aux longs cheveux auburn observait le paysage, tout en expulsant de la fumée violette.

– Je pensais que ce n'étaient que des rumeurs, déclara Kan en croisant les bras.

Tout à son honneur, Delfina ne sursauta pas, lui jeta à peine un regard, avant de hausser les épaules.

– Toutes les rumeurs sont basées sur des réalités, c'est tout, répondit-elle avant de reprendre une taffe.

Comme il ne répondit pas, elle reprit, comme pour se justifier.

– Je ne me suis jamais droguée – malgré ce qu'en dit Isebell. Par contre, je reconnais fumer de temps à autre.

Kan soupira, avant de la rejoindre. Il s'assit près d'elle, pas non plus trop près, car ils n'étaient pas amis, seulement pour ne pas avoir à baisser la tête pour lui parler.

– Je ne connais pas cette odeur, fit-il en plissant le nez.

– Normal. C'est de l'adicia. Et l'adicia n'est produit qu'au Continent, en Imaa-Hoch. Il est très répandu là-haut, mais coûte cher à importer. Je profite des transactions de ma mère avec l'Imaa-Hoch pour m'en acheter, c'est tout. Je sais, je sais, c'est mal de fumer, et j'ai déjà essayé d'arrêter. Alors ne le tentez pas. Même si je me doute que vous n'êtes pas ici pour parler de mon addiction, n'est-ce pas, Kanwill ?

En effet. Kan ne savait même pas ce qu'était l'adicia jusqu'à ce jour – comment aurait-il pu la convaincre d'arrêter d'en consommer ? Delfina faisait ce qu'elle souhaitait. Si sa mère – grande commerçante de tissus, à la fortune colossale – fermait les yeux dessus, alors soit.

Kan posa son menton sur sa paume, penché en avant. À ses côtés, Defina fumait toujours, expulsant de temps à autre un nuage violet.

– Je ne vais pas passer par quatre chemins avec vous, Delfina. Je sais via Isebell que vous visez le même poste d'archiviste qu'elle. Enfin, cela, c'est ce que vous lui dite. N'est-ce pas ? Vous êtes trop intelligente pour oser lui voler cette place. Isebell est peut-être immature, mais elle a plus d'influence que vous. De plus, je suis certain que vous visez plus haut que cette simple place. Or, vous dissimulez ce désir sous une vulgaire compétition avec Isebell. Vous souhaitez travailler au service de renseignement de la Caste, ai-je raison ?

Delfina souriait rarement. Elle était plutôt du genre à se comporter en madame-je-sais-tout, et n'offrait qu'une mine suffisante à leurs camarades. Pourtant, pour une fois, elle sourit, et ce sourire la rendit bien plus agréable.

– Ah ! Par Makawee, je ne pensais pas que ce serait vous qui me démasqueriez ! Vous n'êtes presque jamais à Monocle, désormais, et vous vous faisiez plutôt écraser par les prestances d'Isebell et d'Ynaseriam, c'est tout. Je le reconnais, je vous prenais pour un abruti. Je me suis trompée, visiblement. Mais que vous apporte cette information, à part que vous pouvez rassurer votre chère Isebell ?

Kan grimaça. Ce n'était pas très agréable à entendre, mais elle avait raison sur beaucoup de points. Enfin, au moins, elle ne niait pas.

  – Oh, je n'ai pas l'intention d'apprendre cela à Isebell – pendant qu'elle révise pour tenter de vous battre, elle est plutôt calme, et c'est un vrai délice pour les oreilles (Delfina hocha la tête, en accord). Non, cela m'apporte bien plus à moi. Ne nous mentons pas : vous êtes intelligente, votre père a été fait maréchal durant la guerre des Îles de Glace, et votre mère a également une certaine influence. Certes, face à la haute noblesse, vous restez seulement une riche fille de commerçante. Votre famille n'a aucune lettre de noblesse. Mais, à votre échelle, vous occupez une situation plus qu'intéressante. La Caste le sait. Elle vous acceptera sans mal.

– Continuez, fit-elle lorsqu'il s'arrêta.

– Je souhaite que vous me transmettiez toutes les informations que vous récolterez. Sur tous les sujets. Qu'importe que ce soit secret ou non. Je veux ces informations.

– Tiens, tiens.

Kan ne sourit pas, contrairement à Delfina. Il tenta de rester neutre, de ne ne pas s'arracher des bouts de peau. Hors de question de montrer son angoisse. Il ne pouvait même pas essuyer discrètement ses mains moites.

Il n'était pas habitué à exiger ainsi des choses. L'autorité, ce n'était pas vraiment son truc. Or, il était obligé de faire preuve d'autorité. Il avait trop besoin de ces informations. Il avait des soupçons sur les Selestems Ouroboros. Tout ce qu'il avait entendu, au cours de ses voyages, sans oublier ses propres recherches, ses secrets et ses déductions. Il n'était pas encore assez sûr pour exposer ses théories à ses parents, il tenait à constituer un dossier solide.

– Et qu'est-ce que je gagne, à cet échange ? demanda Delfina.

Elle était bien la fille de sa mère. Elle ne passerait pas à côté de ses intérêts. Kan devait mesurer ses mots. Surtout, ne pas lui dire « tout ce que vous voulez », cela pourrait se retourner contre-lui. Il devait trouver quelque chose l'intéressant, quelque chose qu'elle ne pouvait se procurer elle-même. Il ne devait pas non plus tomber dans le chantage, cela nuirait à leur collaboration, et elle pourrait lui dissimuler volontairement des choses.

Et soudain, il trouva. Cela ne l'enchantait guère, mais personne d'autre autre que lui ne pouvait lui offrir cela.

– Que dites-vous d'une influence permanente et incontestable ? Elle ne serait pas immédiate, il me faut manœuvrer, mais je pourrais vous l'obtenir sans mal. 

Delfina haussa ses deux sourcils, et laissa tomber ce qu'elle fumait, tant elle était stupéfaite. Elle avait saisi le sous-entendu, bien entendu. Kan garda son sang-froid, regrettant déjà sa proposition. Pourtant, il l'avait convaincue.

  – Ma foi, si elle est permanente et incontestable, je me vois mal refuser, répondit-elle prudemment. Vous ne cessez de me surprendre, Kanwill. Et dans ce cas, j'accepte, c'est tout.

Elle tendit sa main. Kan essuya discrètement la sienne, avant de la saisir, pour sceller leur accord. Il avait la sensation de sceller sa propre vie, d'avoir jeter la clé de sa liberté dans la mer. Bien que cela l'étouffait, il savait qu'il venait de prendre la bonne décision.

Car aux grands maux les grands remèdes.
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Publié le 26/11/2022

L'Astriale - Les Mensonges du Printemps T2 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant