prologue

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C'était le soir le plus attendu de l'année. L'air était doux. L'hiver s'était endormi depuis quelques semaines déjà mais la saison la plus chaude n'avait pas encore commencé. Les cinq Maisons fêtaient leur union en se réunissant pour faire le point sur le monde et sur eux-mêmes. Les peuples festoyaient du matin jusqu'au matin suivant. Cette année c'était le château d'Antasion qui accueillait les autres. Ils étaient déjà installés autour d'une table ronde trop grande même pour une dizaine de chaises. Il restait assez d'écart entre chaque personne pour pouvoir en inviter une autre. Les cinq couples se faisaient face depuis une vingtaine de minutes parlant paisiblement comme de vieux amis, signe que les conversations sérieuses n'avaient pas commencé.

Leurs enfants jouaient dans le jardin sous la surveillance de quelques gardes et serviteurs qui se relayaient. Le jardin n'avait en réalité aucune limite. D'un côté il y avait la falaise contre laquelle se heurtaient les vagues en contrebas. De l'autre, une étendue d'herbe qui semblait s'étendre à l'infini. Le château était assez isolé pour être en sécurité. Les routes pour y parvenir se faisaient rare et dangereuses ce qui était un atout comme un inconvénient. Cette particularité dissuadait contre les attaques mais repoussait aussi les invités. C'est pourquoi Acheron Besseta proposait toujours d'envoyer une escorte qui connaissait les pièges à contourner. 

Les trois enfants Besseta chahutaient avec leurs camarades, tous héritiers. Ils se courraient après dans l'herbe. Un immense terrain de jeu sans limite. Enée, la cadette Besseta avait le teint mat, les pommettes hautes et un nez retroussé. Des cheveux bruns qu'elle ne voulait jamais attacher. En réalité elle ne s'amusait pas. Elle donnait le change. Elle faisait semblant. Se forçait à rire. Du haut de ses six ans elle avait compris que les jeux stupides des autres ne l'intéressaient pas. Elle espérait éprouver un peu d'amusement à chaque nouvelle tentative mais elle avait plutôt envie de pleurer. Elle s'arrêta de courir et s'approcha de la falaise pour observer les vagues. La seule berceuse qu'elle acceptait. Les vagues n'avaient pas besoin de faire semblant de sourire pour s'intégrer à la mer. Elles s'accompagnaient mutuellement dans leur course pour s'échouer sur la plage et elles recommençaient à chaque fois. 

Une femme de chambre tira la petite fille en arrière et la réprimanda de s'être autant approché du bord. Enée alla s'assoir dans un coin, les larmes aux yeux, ignorant la gouvernante qui lui sermonnait qu'elle ne devait pas tâcher sa robe blanche. Quand elle fut enfin tranquille, elle observa les autres enfants les sourcils froncés. Ils étaient tous stupides ou alors elle avait un sérieux problème. Peut-être à cause de son secret. Son grand frère de dix ans son aîné lui chuchota de le suivre. Elle ne l'avait pas entendu arriver alors elle sursauta. Elle secoua la tête pour refuser mais il insista. Elle hésitait parce que Theron n'était pas toujours bienveillant avec elle. C'était son frère mais elle ne lui faisait pas confiance. Et c'était en grande partie à cause de lui qu'elle ne se sentait pas en sécurité dans son propre château. 

Elle serra la mâchoire et se leva pour le suivre. Elle savait son frère têtu. Après ça elle serait tranquille. 

─ J'ai trouvé un remède, souffla-t-il en vérifiant que personne ne pouvait entendre. 

─ Je ne suis pas malade, maugréa Enée.

─ Enée ne discute pas ! cracha-t-il. Je ne veux pas que tu fasses honte à la famille. 

Cette fois elle ne retint plus ses larmes. Au moins ce n'était pas Theron qui allait lui demander pourquoi elle pleurait. C'est à peine s'il la considérait comme une personne. La plupart du temps il l'ignorait et vivait comme si elle n'avait jamais existé. Il lui arrivait même de la bousculer lorsqu'il voulait passer et qu'elle se trouvait sur son chemin. S'il pouvait passer à travers elle comme si elle était un fantôme, le futur héritier n'en serait que plus heureux. Acheron et Nissa Besseta ne le réprimandait pas assez. Il était le plus proche du trône de leurs trois enfants, alors il était choyé et ses écarts passaient presqu'autant inaperçu qu'Enée. Parfois, la petite fille en venait même à douter de sa propre existence. Elle jeta un regard en arrière, son autre frère Jairus était toujours en train de courir après les autres enfants. Il avait seulement trois ans de plus qu'Enée, et contrairement à son frère et à sa sœur il respirait la joie de vivre. Les problèmes familiaux l'affectaient énormément. Il était aussi le plus sensible. Quand il jouait, il ne voyait plus le monde autour. Enée savait qu'il ne la remarquerait pas alors elle regarda de nouveau droit devant elle. Elle ne voyait que le dos de Theron comme un mur qui l'empêchait d'être libre. Pour certaines personnes les barreaux d'une prison prenaient la forme d'une autre personne. 

Le trône des héritièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant