Le trône des héritières

chapitre 51

Enée pénétra dans la salle de réception avec une appréhension qu'elle tentait de dissimuler sous un masque de neutralité. Elle s'arrangeait pour qu'il ne tourne pas à la grimace. Tous les bals étaient des bals masqués. Surtout ceux où personne n'en mettait. La première personne qui lui apparut était Séraphine dont la chevelure rousse flamboyait entre les autres. Elle franchit prudemment le pas de l'immense porte avant de se retrouver entraînée dans des conversations, des rires, et autres émotions.

Beaucoup de femmes qu'elle ne connaissait pas vinrent s'inquiéter de sa chute. Elle répondit succinctement que tout allait bien. Son sourire feint s'effaça lorsqu'elle remarqua l'inconnue récolter les compliments sur sa victoire. Qui était-elle ?

Ce qui finit d'agacer Enée ce fut Pénélope qui se frayait un chemin parmi ses admirateurs pour la féliciter en personne. Elle se détourna de ce spectacle mais la même scène se rejouait dans toute la salle, tout n'était que confessions, étonnement et ravissement, qu'il soit vrai ou faux.

─ Comment va mon ange déchu ? demanda une voix qui extirpa Enée de ses observations.

Enée se retourna face à Pénélope, et tout le reste s'atténuait.

Je vais bien, répondit-elle doucement.

Elles restèrent quelques secondes à se jauger avant que l'orchestre ne s'arrête pour que les Narrateurs fassent une annonce.

─ Chers amis, nous vous remercions de votre agréable présence. Si nous sommes réunis aujourd'hui c'est pour fêter le tournoi et le beau parcours des héritières qui sont désormais à mi-chemin de la victoire.

Les applaudissements tonnent.

Mais ce n'est pas tout. Nous espérons aussi que la course de char aura su vous divertir comme il se doit. Vous avez peut-être remarqué que la gagnante n'est autre qu'Iryssa de Mytilène.

Iryssa de Mytilène.

Enée avait déjà entendu ce nom.

Depuis longtemps, le rayonnement de l'île se mesurait à l'importance de son Académie. Elle appartenait désormais aux Cinq Maisons alors qu'autrefois elle était indépendante. C'était un royaume à part entière. Iryssa en était donc l'héritière.

Et que faisait-elle ici ? La famille royale s'était retirée depuis longtemps de toute affaire politique, coincée dans l'ombre d'un royaume qui ne leur appartenait plus. Peut-être que ce n'était que pour le plaisir de participer à la course. Pourtant Enée devinait que sa présence signifiait bien plus que cela. Pourquoi refaire une apparition maintenant ? Séraphine et elle semblaient proches. Elles se penchaient tour à tour pour murmurer quelques phrases sans détourner leur attention du discours.

─ Elle devient également la sixième candidate du tournoi à concourir pour l'Alliance.

Enée entendit une ovation étonnée mais pas moins encourageante. Mais elle prit la nouvelle comme une injustice. Elles avaient parcouru six sommets tandis qu'Iryssa allait entrer en compétition à mi-parcours. Elle partait avec un avantage certain. Et une jolie entrée en scène teintée d'une victoire.

Quel était l'objectif ? Peut-être qu'il s'agissait simplement de garder l'intérêt du public intact. Ou peut-être qu'il y avait plus. Mytilène voudrait redorer son blason. Ou peut-être qu'Encrion avait quelque chose à gagner de former une Alliance avec l'île. Il y avait beaucoup de possibilités. Mais surtout une nouvelle concurrente avec qui la compétition n'avait pas bien commencé. Toutes semblaient perplexes de cette nouvelle information. Mais certaines le cachaient mieux que d'autres. Comme Belladonna qui était déjà en train de parler avec Iryssa.

Enée s'approchait d'elles pour ne pas manquer les présentations. Iryssa avait l'allure d'une princesse mais l'inquiétude d'un imposteur. Seuls les yeux les plus avisés pouvaient remarquer chez elle une incertitude, la peur de ne pas être à sa place. Elle serait plus une cible qu'une menace si son air certain venait à se déchirer. Mais pour l'instant son masque tenait en place. Et Séraphine n'était pas loin. Les autres invités encerclaient l'échange entre Iryssa et les héritières avec une distance propice.

─ Enée, se présenta l'héritière avec un sourire révérencieux. 

Iryssa se rembrunit.

─ Je suis vraiment désolée pour ce qui vous ai arrivé pendant la course, répondit-elle.

─ Tout va bien, grommela Enée. Il ne s'agit là que d'un caillou dans ma chaussure par rapport à ce que nous avons traversé et ce qu'il reste à parcourir.

Iryssa hocha la tête.

Les Bardes avaient pris place sur l'estrade entourés d'un orchestre aux instruments étincelants. Enée n'était pas prête à revivre les jours passés qu'ils allaient conter. Son pouls s'accéléra mais elle ne pouvait rien faire d'autre qu'écouter au milieu d'un millier d'oreilles affamées. A chaque fois qu'ils parlaient d'elle c'était comme si elle entendait l'histoire de quelqu'un d'autre. Enée se demandait si les autres héritières ressentaient la même chose ou s'ils n'arrivaient pas à la cerner. Elle ne s'en plaignait pas, cette distance était même plutôt appréciable. Un duo de Bardes s'était joint aux autres. C'étaient les Bardes de Mytilène. Ils louaient l'île et sa princesse. Sa chevelure de cuivre et ses robes violettes. Son agilité et son aisance à manier les mots les plus beaux. La cours semblait déjà sous le charme. 

Enée soupira. Elle observait Pénélope dès que la foule le lui permettait, entre deux épaules.

Les Bardes finirent leur prestation sous une ovation qui se calmait au moment où l'orchestre prit le relais pour ouvrir le bal. Les invités formaient un cercle autour des premiers à se lancer au rythme de la musique. Les hommes invitaient les femmes. Enée vit Pénélope s'approcher suivit par Harper et Jehona. 

─ M'accordez vous cette danse ? demanda-t-elle en proposant sa main tendue.

Enée la saisit en lui rendant un sourire complice.

Et sans avoir le temps de réfléchir, elles se retrouvèrent face à face au milieu d'une majestueuse basse danse qui commençait par une révérence. Un pas en entraînant un autre, Enée se hissait plus près de l'héritière qui saisit sa taille. 

─ Je voulais danser en premier avec toi, murmura Pénélope.

─ Pourquoi ? 

─ Pour m'assurer que tu ne voies pas d'inconvénient au fait que je doive enchaîner avec toutes les héritières.

─ Nous aurons tout le temps de danser quand je serais couronnée, affirma Enée.

Pénélope acquiesça. Mais elles ne se détachèrent pas des yeux, comme s'il n'y avait plus d'enjeu. Comme si tout leur appartenait déjà. Pourtant elles profitaient comme si c'était l'unique fois où elles pourraient se blottir l'une contre l'autre en public.