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LES CHRONIQUES DE YOKOHAMA

Le Daphné

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   — Je suis sincèrement navré, vous aviez investi tant d'effort dans ces cultures..., dit Chûya, en regardant avec tristesse les champs de riz inondés devant lui. Comment allez-vous faire à présent ?
— Je ne sais pas, ces champs étaient toutes nos récoltes, soupira l'homme qui se tenait à ses côtés.
— Fukuzawa si je peux faire quoi que ce soit, n'hésitez pas à me le dire, vous savez que je suis toujours prêt à vous apporter mon aide.
— Oh non Votre Grâce ! Ce n'est pas à vous d'aider de pauvres agriculteurs comme nous, et puis nous avons de la ressource, nous saurons rebondir.
— Chûya !!!
Le jeune homme se tourna dans un élégant mouvement, et vit une petite fille de quelques années courait vers lui, un grand sourire au visage. Il sourit à son tour en la reconnaissant, elle s'appelait Aya, c'était une orpheline qui vivait avec les agriculteurs de la région. Chûya s'accroupit devant elle lorsqu'elle arriva près de lui, il lui ouvrit ses bras et la laissa l'étreindre chaleureusement, avant de se relever en la portant.
— Bonjour petite princesse, comment vas-tu ?
— Bien, dit Aya en embrassant sa joue. T'as un joli kimono !
— Aya, ce n'est pas une manière de se comporter avec un membre royal, dit Fukuzawa en tendant la main pour démêler les cheveux de sa ville.
— Laissez, cela me fait plaisir, sourit Chûya, en voyant d'autres enfants accourir vers lui.
Fukuzawa lui offrit un sourire maladroit, et laissa les enfants l'étreindre joyeusement.
Chûya avait l'habitude de passer du temps avec ces enfants. Lorsqu'il n'était pas au Palais Royal pour donner des leçons à Ryunosuke et Gin, il passait tout son temps libre au contact de son peuple. Il passait souvent prendre le thé chez différents clans de l'aristocratie, mais ce qu'il préférait, c'était se rendre dans les villages et voir le peuple des quartiers. Il passait beaucoup de temps avec les plus démunis, il les aidait et les éduquait, apprenait à lire aux enfants, discutait de politique avec les érudits, et comptait les récoltes faites en fin de journée. Et lorsque les travaux étaient trop élaborés pour lui, ou que les agriculteurs refusaient de le laisser travailler, il s'occupait des enfants du village.
Il jouait avec eux et leur racontait des histoires, et tous les enfants l'appréciaient, à chaque fois qu'ils le voyaient, ils se précipitaient vers lui pour le saluer chaleureusement. Chûya adorait passer du temps avec eux, et il aimait voir les agriculteurs cultiver les rizières. Seulement, aujourd'hui était un mauvais jour. Il avait beaucoup plu ces derniers jours, et comme Chûya le craignait, les rizicultures avaient été inondées, ce qui ruinait toutes les récoltes. Ce n'était pas un problème pour le palais, ni pour les nobles, car ils ne manquaient jamais de nourriture. Mais c'était une terrible nouvelle pour les paysans les plus pauvres. Sans récoltes, ils ne pourraient plus se rendre sur les marchés, ni remplir leurs assiettes...
— Qu'allez-vous faire, demanda Chûya avec inquiétude. Puis-je être utile pour quoi que ce soit ?
— Je doute sérieusement que vous sachiez faire quelque chose de vos mains, lança une voix moqueuse.
Un rictus d'agacement contracta le visage de Chûya un instant, mais il fit comme si de rien était et se tourna vers l'homme qui venait de lui parler. Chûya se trouvait sur un ponton, surélevé au-dessus du champ de riz afin de ne pas mouiller ses vêtements. Or, l'homme qui venait de lui parler était dans le champ, plus bas que lui. L'eau lui montait jusqu'aux mollets, mais tout son corps était trempé, comme s'il s'était volontairement jeté dans l'eau. Osamu était aussi négligé que d'habitude. Ses cheveux bruns s'emmêlaient autour de son visage rougi par le soleil, sa chemise de toile était mouillée et collait à son torse, elle était déchirée par endroit, tout comme son bas retroussé, et des bandages blancs couvraient toujours ses avants bras et son cou. Chûya ne jugeait jamais les paysans qu'il croisait, mais lui... Il ne pouvait s'en empêcher. Il était aussi élégant et raffiné que les prisonniers tapissés dans l'ombre des cellules du palais.
— Osamu, sachez que je suis bien plus habile de mes mains que vous ne le croyez, dit Chûya avec calme.
— Oh mon père disait cela à ma mère, voyez où nous en sommes aujourd'hui ! Je suis fils unique et ma naissance a été un exploit, personne ne s'y attendait !
— Osamu, retourne travailler au lieu de parler comme ça à Son Altesse, cria Fukuzawa en frappant Osamu avec la canne qu'il tenait.
— J'y vais j'y vais ! Mais je ne peux pas travailler si un intrus me fixe !
— Les chances pour qu'il te regarde sont très faibles, lancer Kenji, un autre agriculteur. Bonjour Votre Grâce !
— Bonjour Kenji. Si cela peut vous rassurer, je ne suis pas venu ici pour vous voir, déclara Chûya en reposant Aya au sol, pour qu'elle parte jouer avec les autres enfants.
— J'espère bien, je prendrais mal que vous veniez me voir avec une tenue si affreuse, répliqua Osamu en arrachant des pousses de riz.
— Osamu, retire immédiatement ça, aboya Fukuzawa avec colère.
— Ce n'est rien, rassura Chûya avec indifférence.
— Ce n'est rien parce que vous savez que j'ai raison. On ne vous a jamais dit que le jaune n'allait pas aux roux ? Vous ressemblez à un blé brûlé au soleil, lança Osamu d'un air moqueur.
— Et vous ressemblez à une guenon endimanchée, ne vous a-t-on jamais dit que les bandages se changeaient chaque jour ?
— Oh si j'avais vos pièces d'or je me ferais une joie de me procurer des centaines de bobines de coton !
— C'est inutile Osamu, je vous en offrirai avec une grande joie.
— Inutile, je ne peux rien accepter d'une créature aussi repoussante que-
— Osamu, ça suffit, cria Fukuzawa en frappant de nouveau l'agriculteur. Va travailler avant que je ne te prive de salaire !
Osamu grommela des paroles incompréhensibles, avant de se rapprocher d'eux. Il s'appuya sur le ponton et se hissa dessus pour s'extirper de l'eau. Chûya le regarda faire en se délectant de voir l'eau, qui devait être gelée, tomber en cascade sur ses jambes trempées, jusqu'à ce qu'il comprenne que c'était à présent à son tour de lever la tête pour parler à Osamu. Chûya était un homme petit, et Osamu était un homme grand, la différence de taille entre eux était flagrante, en particulier lorsqu'ils étaient côte à côte. Et Chûya devait toujours lever les yeux pour lui parler, ce qu'il le dérangeait au plus haut point.
   — Va chercher le bétail au lieu de nous importuner, dit Fukuzawa, en lui donnant un coup de canne dans les jambes.
   — J'y vais ! Dois-je vous saluer en priant pour ne plus vous croiser, ou dois-je plutôt m'attendre à vous revoir samedi à la fête du village, demanda Osamu en s'approchant de Chûya.
   — Je ne savais pas que vous organisiez une fête.
   — Vous êtes convié, nous serons ravis de partager ce moment, dit aussitôt Fukuzawa avec un sourire chaleureux.
   — Je me ferai un plaisir de venir à votre fête dans ce cas, sourit Chûya.
   — Vous avez intérêt à mieux vous habiller dans ce cas, dit Osamu d'un air moqueur.
   — Oh je n'espère pas attirer votre regard, alors je n'ai pas l'intention de me vêtir selon vos goûts Osamu.
   — Alors je vais devoir subir la vue de l'un de vos horribles kimonos canaris encore une fois ? C'est une véritable torture, je ne mérite pas cela... Mais bon...
   Osamu fit mine de désespérer à l'idée de croiser Chûya dans un nouveau kimono jaune, et secoua la tête.
— Osamu, puisque tu ne fais rien, raccompagne Son Altesse aux beaux-quartiers, il n'est pas prudent pour quelqu'un comme lui de se balader seul, ordonna Fukuzawa en donnant un nouveau coup de canne à Osamu.
   — Argh oui j'y vais c'est bon !
— Je suis désolé pour son comportement..., dit Fukuzawa en s'inclinant devant Chûya. Je le punirais pour son attitude.
— Ne perdez pas votre temps avec lui, cela n'en vaut pas la peine. Je dois retourner au palais à présent, si vous avez besoin d'aide, n'hésitez pas à m'écrire, vous savez que je lis chacune de vos lettres avec attention. Je ferais distribuer des paniers de nourriture demain pour vous aider du mieux que je le peux, déclara Chûya en se tournant vers lui. Prenez soin de vous.
— Je vous remercie, vous êtes d'une générosité sans égale, dit Fukuzawa avec soulagement.
   Chûya lui offrit un sourire de réconfort, avant de s'écarter et de suivre Osamu. Les deux jeunes hommes s'éloignèrent silencieusement, ils traversèrent le ponton sur lequel ils étaient, puis ils descendirent sur un chemin de terre qui les conduisait dans la forêt qui entourait les champs. Ce n'était pas une forêt très dense, elle ne servait qu'à séparer les champs de la ville, et ils arrivèrent sur une place publique au bout de quelques minutes.
   Ils se mêlèrent aux commerçants et aux passants qui arpentaient les rues, et s'engagèrent dans une ruelle. Et lorsqu'ils passèrent devant une maisonnette coincée entre deux commerces, Osamu s'empara de la main de Chûya et le tira à l'intérieur, avant de fermer rapidement la porte derrière lui et de le plaquer contre. Chûya, qui savait très bien ce qui l'attendait, sourit et se mit sur la pointe des pieds pour l'embrasser. Osamu lui répondit avec passion, il l'écrasa contre la porte en se pressant contre lui, et passa sa cuisse dans l'ouverture de son kimono, pour la glisser entre ses jambes.
   — Je vais enfin pouvoir te retirer cet affreux kimono, dit-il en tirant sèchement sur le ruban qui maintenait son kimono fermé.
   — Étais-tu vraiment obligé de dire que je ressemblais à un blé brûlé, demanda Chûya d'un air agacé.
   — Le jaune n'est pas ta couleur, chéri, répondit Osamu en faisant tomber son kimono au sol pour s'attaquer aux autres vêtements qu'il portait.
   — Tu es insupportable.
   — Mais sans ce chiffon informe, tu es magnifique ! Le vert et le rouge te vont mieux. Mais je dois avouer que j'aime bien lorsque tu portes des toilettes aussi affreuses. Cela me donne une bonne raison de t'imaginer nu.
   Le dernier kimono de Chûya tomba, et il se retrouva nu devant son amant. Satisfait, il leva ses bras pour les passer autour du cou d'Osamu, avant de le laisser le soulever par les cuisses et de l'emmener dans sa chambre. Osamu l'allongea sur son lit, avant de se dévêtir avec empressement et de monter sur le lit, pour l'embrasser de nouveau.
   — Osamu nous n'avons pas beaucoup de temps, je suis attendu au palais, prévint Chûya avant d'inverser leur position et de grimper sur son amant.
   — Pour une nouvelle fête ? Ils peuvent se passer de toi non ?
   — Les fêtes ont lieu le soir, et ils ne peuvent pas se passer de moi, je suis l'âme du palais. Nous recevons de la visite cette après-midi, je me dois d'être présent.
   — Tu vas m'abandonner pour un autre homme alors, s'écria Osamu avec indignation. Après tout le plaisir que je t'ai offert ?!
   — Oui exactement, je vais t'abandonner pour un autre homme. Sauf si tu me donnes tellement de plaisir que je ne pourrai plus penser qu'à toi, dit Chûya en rejetant ses tresses en arrière.
   — C'est bien ce que je comptais faire.
   — Parfait, sourit Chûya, avant de se reculer entre ses jambes pour se pencher vers son intimité.
Ils devaient faire attention de ne pas s'éterniser, ni à en faire trop, sinon Chûya arriverait en retard au palais et il ne pourrait plus marcher... Ryûnosuke et Gin se doutaient déjà de quelque chose, alors Chûya devait être prudent pour garder sa relation secrète. Ce n'était pas qu'il en avait honte, ou qu'il ne leur faisait pas confiance. C'était seulement qu'il voulait garder cette relation pour lui, du moins pour le moment.
Il n'avait jamais caché qu'il aimait les relations charnelles, il avait eu de nombreux amants au cours de sa vie, et cela ne le dérangeait pas d'en parler. Mais Osamu était différent. Leur relation ne durait que depuis quelques mois, et elle n'avait rien à voir avec les anciennes relations de Chûya. Osamu n'était pas de la même classe sociale que lui, c'était un agriculteur qui vivait dans une petite maison dans les bas-quartiers et qui devait compter ses pièces pour avoir de quoi manger chaque soir. Sa vie n'avait rien en commun avec celle de Chûya, et une relation entre un paysan et un membre de la famille royale serait très mal vue par la haute société. D'autant plus qu'Osamu était un homme, ce qui était encore plus problématique. Chûya ne se préoccupait pas du regard des aristocrates sur lui, et si cela ne tenait qu'à lui, mais il savait qu'il pouvait se permettre d'aller à l'encontre des mœurs, alors qu'Osamu non. Chûya pouvait avoir des liaisons avec qui il voulait, cela ne lui retirerait pas sa position dans la royauté, ni la fortune qu'il possédait. Mais si Osamu affichait sa liaison avec un homme, il pourrait se faire renvoyer de son travail, et bien pire encore. Chûya ne voulait pas lui attirer de problème.
Et puis... Chûya voulait attendre d'être sûr de ses sentiments avant d'en parler à quelqu'un. C'était la première fois qu'il n'avait qu'un seul amant à la fois, et ce depuis plusieurs mois... Il s'était toujours permis d'avoir autant de liaisons qu'il le souhaitait, et de passer la nuit avec l'amant qu'il désirait sur le moment. Cela ne lui avait jamais posé de problème, il n'associait pas l'acte charnel aux sentiments, alors il pouvait passer la nuit avec celui qu'il désirait le plus. Mais depuis qu'il entretenait une relation avec Osamu... Il n'avait reçu aucun de ses anciens amants. Lorsqu'il avait envie d'une nuit mouvementée, il songeait immédiatement à Osamu, et les hommes qu'il avait autrefois désirés lui étaient complètement sortis de l'esprit. Cela était perturbant, mais il avait fini par en conclure qu'il appréciait Osamu plus qu'il ne le pensait. Son affection pour lui expliquerait qu'il se sente aussi bien en sa présence, et qu'il veuille lui rester fidèle, bien qu'il n'en avait aucune obligation... Cela expliquerait également le fait que Chûya ait pris l'habitude de rendre visite à Osamu simplement pour le voir...
Tout cela était nouveau pour Chûya, et il voulait prendre son temps. Il voulait laisser ses sentiments mûrir, avant de parler de leur relation à quelqu'un, ou même de faire une déclaration à Osamu. En attendant qu'il soit sûr de ses sentiments, il aimait passer du temps avec Osamu, et se livrer sans retenue à lui. Et Osamu semblait aimer leurs moments intimes autant que lui, il l'accueillait toujours avec plaisir chez lui et se satisfaisait amplement de leur relation non-officielle. Chûya se demandait tout de même s'il avait des liaisons avec d'autres personnes que lui...

Recueil Bungo Stray DogsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant