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GABRIELLA
Mars 2023

Elisa est déjà attablée lorsque j'entre dans le café où elle m'a donné rendez-vous. Un épais chocolat chaud fume devant elle et une chaise vide n'attend que moi. Le style baroque du café n'offre à l'atmosphère qu'un air froid et rigide dont ni elle ni moi n'avons besoin. Les sièges en velours dans lesquels nous sommes assises me réchauffent un peu, mais cet environnement rococo ne me met pas à l'aise, bien au contraire.

Son regard a l'air triste et la lueur habituelle qui brille dans ses yeux est absente aujourd'hui. Elle est pâle et cernée, ses cheveux sont ternes et l'absence de maquillage se remarque immédiatement lorsque l'on porte une attention prolongée à son visage morose. Ce n'est pas dans ses habitudes. D'ordinaire, ma sœur est la parfaite réplique de notre mère, de la pointe de son brushing impeccable jusqu'au bout de ses orteils manucurés.

Elle me regarde m'asseoir en silence, me souriant faiblement. Je ne me sens pas à l'aise sous son regard éteint qui scrute les environs mais ne regarde nulle part à la fois. Ses mains sont partiellement masquées par des mitaines tricotées de couleur grises et tiennent fermement sa tasse pour se réchauffer.

Lorsque nos regards se croisent enfin, elle baisse immédiatement les yeux. Je soutiens mon regard, à l'affût de la prochaine œillade qu'elle me jettera pour y déceler peut-être la nature de notre soudaine entrevue.

– Salut Gabriella, finit-elle par dire, à bout de souffle déjà alors qu'elle n'avait pas encore parlé.

– Salut Elisa.

Notre échange est froid, mes paroles sont dictées par la rancœur et la haine. Je suis animée par une furieuse envie d'en découdre avec l'amertume que j'accumule envers ma sœur depuis des années, pourtant son visage rembruni m'empêche de l'assaillir de reproches comme je le voudrais. Recroquevillée sur elle-même, Elisa me paraît affaiblie, presque trop facile à atteindre.

– Tu dois certainement te demander ce qu'on fout là.

Elle rit, mais aucun bruit ne parvient à sortir. C'est en fait juste un sourire qui se produit sur son visage, mais il semble faux et son corps qui se secoue faiblement ne le rend pas plus tangible. Je ne réponds rien, mais d'un regard je l'encourage à continuer.

– Moi aussi en fait. Enfin, reprend-elle. Je ne me demande pas vraiment ce qu'on fout là, mais plutôt comment on en est arrivées là.

– J'ai au moins dix bonnes raisons qui pourraient répondre à tes interrogations, et je suis presque sûre que tu les connais toutes. Alors si tu m'as fait venir pour dresser un bilan froid de nos rancœurs, il me semble que je n'avais pas besoin de me déplacer.

– S'il te plaît, ne commençons pas à nous agresser. J'aimerais que pour une fois, nos échanges soient courtois. Je suis fatiguée de me battre sans cesse contre toi.

– Tu es fatiguée ?! je m'exclame. Quelle ironie. Peut-être fallait-il y penser avant de me décrédibiliser auprès des parents ? Ou avant de me mentir pendant des années sur les activités de notre cher père ? Ou peut-être fallait-il réfléchir avant d'y prendre part ? Peut-être que tu n'aurais pas dû tomber amoureuse de Nate ? Tu veux que je continue à dresser la liste des raisons qui m'ont poussée à t'en vouloir à en crever, ou ça va comme ça ?

Ses yeux s'arrondissent et manquent de sortir de leurs orbites. Elle blêmit tant qu'elle va finir par disparaître à force de blanchir encore et encore à chaque mot tranchant que je prononce à son encontre.

– Tu pensais que je n'entendrais pas ta petite discussion nocturne avec Nate ? Tu m'as trahie de la pire des manières Elisa, c'est comme si tu m'avais craché au visage. Tu as posé tes lèvres sur celles de Nate, tu as tenté de le détourner de moi. Jamais je ne t'aurais pensé capable de faire quelque chose comme ça. J'aurais tout pu te pardonner, mais pas ça. Pas d'avoir tenté de mettre le grappin sur le seul homme que je n'ai jamais aimé.

La MeuteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant