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La terreur et la sauveuse de tout un royaume.

Voilà ce que j'entends sur moi depuis mon enfance. Je suis le monstre d'Azearia qui construit les murs qui le protégeront. Le roi Darren m'a appris cette leçon à la volée une fois, je dois briller de talent avec sa femme, car je suis celle qui tient en main l'avenir de toutes les vies qu'abritent les murs qu'il se démène à défendre corps et âmes contre l'ennemi.

Je sens des regards sur moi, et ils ne sont pas agréables à ressentir. Parfois, j'aimerais rester endormi dans mes visions, je ne ressens rien, je me contente de regarder ce qui m'entoure tout en n'appartenant pas au décor. C'est comme flotter dans un état de tranquillité, un refuge dans lequel les vagues de sentiments et d'émotions ne peuvent pas me submerger. Elles ne m'atteignent pas, jamais. Les contours du monde réel deviennent des formes fugaces, et je me fonds dans le paysage sans m'y attacher. Dans cet état de semi-conscience, je deviens une ombre parmi les silhouettes, échappant à tout le reste, les gardes, la reine, ma vie. Et j'aime me perdre dans l'illusion qu'un jour, j'en deviendrais une.

Pourtant, même dans cette escapade, une voix intérieure me murmure la réalité de ma nature éphémère dans cet état. La tentation de demeurer insensible, de flotter en dehors des contours du quotidien, ne cessent de me ramener au vrai monde seulement quelques secondes après cette sortie dans mon propre esprit.

L'absence d'émotions peut offrir un répit, elle écarte également la possibilité de goûter pleinement aux nuances de la vie et c'est tout ce que je souhaite. Comme ça, je reste entre le désir de prolonger cet état insouciant et l'éveil inévitable qui m'attend chaque semaine. Dans ces illusions, il n'y a pas d'Arweny, seulement une reine Lyssa, un roi Dareen, le royaume d'Azearia. Je n'ai pas d'obligation envers ce peuple quand je suis là-bas, uniquement quand je reviens.

Les voix me tirent loin de mes pensées que j'avais faites pour éviter les regards que je rencontre quand je relève la tête. J'ai du mal à déglutir mon plat et je préfère baisser les yeux vers ma cuillère flottante dans ma soupe riche en aliments bouillis. Je préfère penser que ce groupe de gardes me regarde ainsi parce que ma nourriture est plus appétissante et nourrissante que là leur plutôt alors que je mange dans la même cantine que de penser que non, c'est seulement moi qu'ils regardent de cette façon. Parce que j'ai ce repas tous les jours en triple quantité et qu'en plus, ils doivent me protéger pour que je puisse continuer de manger ces repas.

C'est un cercle sans fin, les gardes me protègent alors je peux donner au couple royal ce qu'ils veulent, en échange, ils me donnent à manger en bonne quantité et la boucle ne se boucle pas. Je peux comprendre leur colère, comparé à eux, je ne donne pas mon corps sur le champ de bataille ou bien sur les remparts pour protéger les azérians. Du moins, dans cette partie du peuple la plus privilégiée, je suis peut-être coupée du monde, mais je n'en reste pas moins béat. Ce ne sont que des personnes fortunées qui se trouvent entre ces murs ou des chevaliers. Je me doute bien que des gens bien moins en chair et pauvres se baladent derrière cette énorme barrière de pierre.

De ce que je sais des ouvrages qui sont à ma portée, les azérians sont ici depuis toujours, au commencement, ce n'était qu'une poignée de personnes qui se battaient pour faire pousser quelques plants de carottes et de pommes de terre pour se nourrir. Petit à petit, le groupe est devenu un village, et aujourd'hui un royaume.

Mais une dispute religieuse éclata. Elle sépara en deux groupes distincts le peuple des azérians. Une partie se réfugia derrière ses larges murs gris, les autres, accrochés à leurs idéaux, sont restés à l'extérieur pour prouver qu'ils avaient raison de s'accrocher à leur déesse. Ces gens-là étaient considérés comme des monstres, les adorateurs d'une secte malfaisante. Malheureusement, la moitié de ce groupe partit du jour au lendemain en direction du sud et mourut de famine. Le groupe restant s'est vu imposer un dilemme ; prêter allégeance à la couronne ou alors se faire exiler dans le sud, ou tous les autres ont rencontré la mort. La terre du sud est morte, sèche et vide de toute vie. Rien ne pousse ni survit.

Les personnes à l'intérieur des murs étaient les premières à poser le genou à terre. Ceux en dehors du mur sont ceux qui n'ont pas la chance de fléchir au bon moment. Alors, je peux comprendre que ces chevaliers me regardent avec cette haine dans les yeux.

Je viens d'en dehors des murs.

Je mange le dur labeur de mes anciens congénères sans les aider, assise dans ce château sans âme tout en profitant de la protection de ceux qui les méprisent. Chaque bouchée est une amère dégustation, une conscience aigre-douce de ma position privilégiée dans cet édifice qui écrase ceux qui ont labouré la terre avant moi. Leurs sueurs et leurs sacrifices ont fertilisé le sol sur lequel repose ce royaume, mais mes mains demeurent étrangement propres, ignorantes des labours ardus qu'ils ont endurés. Ce que moi aussi, je leur fais vivre par ma simple présence ici. Je devrais être avec eux.

La viande fond dans ma bouche et me rappelle les souvenirs de mes parents dont je ne connais plus le visage qui se pliaient en deux pour me donner deux repas par jour. J'aimais cette vie, enfin, je crois, elle était simple, remplie de bonnes choses et bien trop courte à mon goût. J'en garde très peu de souvenirs mais cette misère devait être mieux qu'ici.

Je pense que j'aurais pu avoir une meilleure vie si mes cheveux ne seraient pas devenus blancs comme la neige la plus fraîche et si mes yeux ne s'étaient pas... illuminés.

Mes parents ne m'auraient peut-être pas vendue pour une baguette de pain aussi dure que la roche si je n'avais pas contracté ces particularités physiques. Dans mes souvenirs, mes cheveux étaient aussi bruns que ceux de mon père. Mais j'ai gardé les yeux de ma mère, avec un petit quelque chose en plus dans le regard.

Même si je n'ai plus vu cet éclat dans mes yeux depuis des années, je sais que je le possède malgré tout. Ou bien c'est un souvenir façonné par mon esprit qui s'est faussé avec le temps. Je n'ai pas revu mes yeux s'illuminer une seule fois depuis que je suis arrivée entre ces murs. La reine Lyssa m'a raconté une fois l'histoire de ma vente organisée par mes parents, il y a de ça presque douze ans. J'avais neuf ans à peine révolus quand mes cheveux ont changé de couleur.

Ils sont arrivés un matin, capuche sur la tête, mon père me tenait dans ses bras où j'étais enroulée de manière à cacher mes cheveux la durée de leur chemin jusqu'aux portes du château. Ils m'ont tendu vers la reine, les bras tremblants, en négociant avec ma vie de quoi se nourrir avec comme seul argument que mes cheveux étaient le signe que je serai la plus utile des dames de la cour en offrant mes services à la couronne. Eh bien, ils n'avaient pas tort, ils sont partis les mains pleines et plus personne ne les a jamais revues.

Ils m'ont condamné à une vie en cage pour le reste de mes jours à venir. Ils m'ont donné une existence cloîtrée, une vie en prison dont les barreaux semblent tendres vers l'infini.

Un barreau s'appelle Lyssa, le second Dareen. Un autre bout de métal pourrait être constitué de tous ses gardes autour de moi. Mais le barreau le plus épais, fait du métal le plus solide est sans équivoque mon don. Le simple fait d'avoir un sens de l'intuition aussi aiguisé m'a enfermé ici.

Pourtant mon intuition ne tourne autour que d'une seule entité, la reine Lyssa. Je ne sais pas pourquoi mais chaque brève vision que je reçois se manifeste autour de sa personne. Je ne vois que la probabilité de sa réussite, de son bien-être. Peut-être que le fait que ce soit elle qui m'ait recueilli ne réveille mon don qu'autour d'elle. Ça parait censé, elle est la seule à me demander ce que je pense de son futur, alors mes intuitions ne s'intéressent qu'à elle. Ainsi, à travers ses questions, je suis le témoin de son évolution. Ses rêves futurs et ses interrogations prennent forme au fil de nos discussions, et je me trouve à être la médiatrice de son destin. Chaque réponse que je donne devient une pierre dans la construction de son avenir, et je prends conscience de la responsabilité qui découle de cette intimité. Ma vie pourrait dépendre de mes mots.

Mais cette variable me comprime encore plus. Si je ne peux voir qu'elle, je serais probablement rattachée à elle jusqu'à sa mort. Sa mort sera ma délivrance et elle est encore jeune.

Enfin bon, qu'est-ce que je peux faire d'autre, j'ai été vendue à la couronne, dorloté par elle en échange de mes services, protégé par les gardes et...

Ma fourchette me glisse des mains, attirant ces regards à nouveau sur moi. Je la ramasse en dissimulant tout ce que je peux dissimuler. J'essuie mon couvert sur la serviette en tissu apposée sur ma cuisse, sous la table, pour cacher mes tremblements.

J'ai été transpercé de l'intérieur. Des épines se sont emparées de moi et ont perforé le bout de mes doigts.

Quelque chose va se produire ici.

Je le ressens.

D'étoiles et d'épines [ TERMINÉ ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant