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   — Tu n'es pas obligé de faire ça.

— Personne ne veut respecter la dépouille de son ennemi.

— Il est aussi le tien.

Je continue de gratter la terre avec mes doigts pour recouvrir son corps. Ses deux jambes sont recouvertes ainsi que son bras droit. Je m'efforce de mettre le haut de son buste hors de ma vision, du sang à moitié séché s'y trouve. Je sèche mes larmes avec mon avant-bras.

— Non, pas avant que je ne l'entende.

Je sais que c'est faux, il l'a dit toutes ces horreurs naturellement. Il savait que c'était la fin pour lui et il voulait se libérer d'un poids qu'il traîne depuis des années à son pied. Moi. Nous n'avons jamais été amis.

Pas le moins du monde.

Mais j'ai cru et j'ai chéri cette amitié de toutes mes forces, elle ne peut pas juste s'envoler comme ça, avec une phrase, un regard. La terre se met sous mes ongles et ma peau s'arrache avec les cailloux et les herbes coupantes qui s'y trouvent, je ne peux pas m'arrêter, pas avant qu'il n'ait disparu sous la terre, que je ne le voie plus jamais. Dans mon dos, tout le monde s'est agité après ce qu'il a dit. Des renforts ennemis arrivent droit sur nous. Des cris et des bruits d'armes résonnent même à une centaine de mètres du campement. Le campement de transition, comme il le dit.

Sa main se pose sur mon épaule, je continue de ramasser la terre entre mes doigts. Il contourne le cadavre qu'il a créé et s'agenouille en face de moi. Godric, encore tiède, est entre nous. Et sans un mot de plus, pas même un regard, il m'imite. Il ramasse la terre, la gratte avec ses ongles pour la pousser vers le corps et m'aider à le recouvrir. Il commence par le cou, sa tête est enveloppée dix centimètres plus loin avec le tissu de ma robe que j'ai déchirée pour ne plus le voir me hurler ses sentiments. Son sang est passé à travers le tissu vert.

Je me remets à pleurer alors que je pensais que plus une seule goutte ne se trouvait en moi. Les larmes coulent à flot sur ma peau et humidifient la terre entre mes mains. Son autre bras est maintenant invisible, je commence à disposer la terre sur son torse. Elle s'effrite et la moitié tombe à côté de sa poitrine. Elle ne se soulèvera plus jamais.

L'électricité transperce mes deux mains au même moment, je relève la tête. La petite voix dans mon esprit se fraye un chemin parmi mes cris intérieurs.

— On sont-ils censés arriver ?

— Au nord, pourquoi ? Tu as vu quelque chose ?

Le bruit des vêtements qu'il porte en train de se froisser résonne plus en moi que le courant d'eau derrière nous, mes mots l'intéressent grandement. Et je peux le comprendre. Après avoir découvert que la garde d'Azearia n'a pas abandonné ses recherches pour se préparer à cette guerre, Merikh et ses hommes ont estimé qu'il devrait arriver quelques heures après l'exécution de Godric, du même côté ou nous nous trouvons.

Ça ne coïncide pas, nous avons pris deux jours pour venir ici, alors pourquoi eux ne sont-ils pas déjà en train de nous attaquer au bout d'une semaine d'attente ou nous devions remettre Merikh et moi sur pied et finir d'établir les plans du château que mon garde à mémoriser pour eux...

— Ils n'arrivent pas par le nord.

Je me redresse, essuyant la terre sur mon ventre et dépasse les deux hommes. Je tente de regarder entre les arbres et j'aperçois la fin de leur plantation, la ou une petite plaine se dessine. Je soulève mon bras, pointe du doigt le point imaginaire qui me saute aux yeux.

— Ils viendront de là.

— Tu es sûr de toi ?

Il me rejoint dans la précipitation, attrape fermement mes épaules.

— Oui.

Je connais cette voix, cette force qui me pousse à faire autre chose, elle me prévient. Elle ne me trompe pas. Pourtant une pensée terrible se faufile entre les autres, comme un serpent jusqu'à sa proie avant de la saisir par la gorge et de l'étouffer lentement. Si je n'ai pas su prédire la trahison de Godric, qu'est-ce que je ne peux pas prédire d'autre ?

Ton don n'est pas infaillible.

Voilà ce qu'il m'avait dit.

Merikh m'embrasse sur la joue puis me tire vers le bras pour que je le suive en courant vers les autres qui font toujours autant de bruit pour se préparer. Il annonce ma prédiction aux autres qui se mettent tous à se diriger là où je tentais désespérément d'enterrer Godric. Je ferme les yeux, je ne dois plus penser à lui, je dois le mettre dans les moments du passé que je ne reverrai plus jamais.

— Winnie, écoute-moi attentivement.

Il me met à l'écart pendant que tous les hommes se dirigent vers l'endroit que j'ai cité pour les attendre.

— Une fois que nous serons débarrassés d'eux, nous partirons immédiatement vers Graveill. Je ne pensais pas qu'ils viendraient à nous aussi tôt, on doit te mettre en sûreté.

— Pourquoi ne pas partir maintenant alors ? Ils sont bien assez nombreux.

— Un chef ne peut pas se désister devant ses hommes. Je ne peux pas les encourager et m'enfuir, je suis leur chef, je me dois de les guider vers la victoire.

Je sens son pouce exercer une pression sur mon bras, une douce caresse qui ne m'apaise en rien.

— On ne sait pas non plus combien ils sont, mais ce groupe doit être assez solide pour pouvoir venir te récupérer.

— Je ne suis pas une marchandise.

Ma voix est plus sèche que ce que je pensais.

— Pour moi tu ne l'es pas. Tu es tellement plus.

Et je le crois, ses yeux me transpercent de vérité. Il le pense sincèrement et m'oblige à le croire. Parce que c'est lui, c'est Merikh et il est devenu celui en qui je peux avoir confiance. Il ne trompera pas. Ce que j'ai été stupide de le soupçonner cette nuit. Je n'ai plus de larme pour pleurer mais toujours un cœur pour exprimer. Je me jette dans ses bras, cachant ma tête contre son torse.

— Je suis désolé, je m'en veux. Je croyais que tu voulais m'utiliser d'une quelconque manière comme la reine et j'ai pris peur.

— C'est moi qui suis désolé. J'aurais dû venir plus tôt.

J'oublie le décor une seconde et me focalise sur sa main dans mes cheveux qui descend puis remonte lentement en me serrant contre lui. Je me blottis davantage en le serrant plus fort entre mes bras. Faites qu'on ne soit pas séparé, au moins jusqu'à la fin de cette nuit, je ne le supporterais pas. Je ne me relèverai pas d'une nouvelle séparation.

Un flash passe sous mes paupières. Un fragment de vision, une simple image qui s'anime progressivement, très lentement. Je reconnais le corps de Merikh, il semble être en plein combat. Son épée est brandie et se dirige au ralenti vers le sol. Il s'en sort parfaitement. Je souris en espérant que ça soit une prédiction pour cette nuit-là, le combat imminent qui s'annonce.

J'allais lui souffler ce que je viens de voir quand une nouvelle image apparaît. Les tonalités sont les mêmes, ce n'est pas une autre image, mais plutôt une extension du même moment à un endroit différent. C'est un garde d'Azearia, l'uniforme rouge, le dos droit, il a quelque chose dans la main... Un arc, c'est un arc. Avec horreur je relis les deux bouts d'images. Parce que je reconnais le chef Dixon qui bande une flèche contre Merikh. Il est dos à lui, il ne la verra pas venir.

— Merikh, je viens d'avoir une vision. Le chef Dixon sera là, il va-

Un puissant bruit perce le son à travers tout le campement, ne laissant pas passer mes mots, seul mon regard pourrait lui faire comprendre ce que je veux dire.

— Reste le plus loin possible, cache-toi, j'ai déjà demandé à Alric de t'emmener avec lui.

— Non, non attend !

— Je vais revenir. C'est une promesse.

Il pose un baiser sur mes lèvres avant de courir vers les autres qui forment une ligne défensive. Je me fais emporter par Alric, et alors qu'il m'éloigne loin de lui, je les vois.

La division Butor a déjà un nouveau chef. Et elle est là. Le combat commencera d'une seconde à l'autre.

D'étoiles et d'épines [ TERMINÉ ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant