Chapitre 16.1 - Mary

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La date d'enterrement des jumeaux a été fixée. C'est dans deux jours. Je suis déjà en train de préparer une petite valise pour rentrer quelques jours à Glasgow. Noël approche et je sais d'avance que je ne passerai pas les fêtes en Écosse cette année. Je profite de faire une pause dans mes affaires pour appeler mes parents. À la seconde sonnerie, mon père répond.

Allô ?

— Papa ? Comment tu vas ? Et maman ?

On va bien, et toi ?

— Ça va. Vous avez pris vos billets pour Noël ?

Le silence s'installe un instant, mais de nouveau, sa voix grave me parvient.

Pas encore. On comptait prendre le train. On a trop tardé avec le boulot, et les prix ont trop augmenté.

— Dans ce cas, ne les prenez pas, ce sera inutile.

Déjà, je sais que je vais avoir le droit à une leçon de morale. J'ai peur de sa réaction et encore plus de celle de ma mère, cependant je ne veux pas les faire se déplacer à Glasgow alors que je devrais moi-même m'y rendre depuis Londres pour les accueillir chez moi comme les années précédentes.

Comment ça ? Tu vas bien ? s'inquiète-t-il.

Je me mords la lèvre inférieure alors que je repense à Aimee et sa famille pour la énième fois de la journée. Pourtant, je ne dis rien, il ne pourrait pas comprendre. Il est du genre à penser que chacun a ses propres problèmes et qu'il n'est pas possible de tenir aux enfants de sa meilleure amie comme j'y tiens.

— Oui, ça va. C'est juste que mon travail à Londres prend plus de temps que prévu et que je ne serai pas de retour à Glasgow. Autant que je vienne chez vous.

Non, lâche-t-il sèchement.

— Non ? bégayé-je.

Tu ne peux pas venir à la maison. Que fais-tu à Londres ?

Je fronce les sourcils, étonnée.

— Maman ne t'a rien dit ? J'ai une affaire ici, Aimee ne pouvait pas s'en occuper puisqu'elle est enceinte.

Je passe sous silence le fait qu'elle ne l'est plus. Je n'ai pas envie d'en parler ni de lui raconter sa vie, elle n'aimerait pas que celle-ci soit placardée ainsi sans son accord. Ce n'est pas à moi de dire ce qu'elle a vécu.

On n'a pas vraiment le temps de parler en ce moment, on bosse beaucoup. Quoi qu'il en soit, tu ne peux pas venir à la maison.

— Alors quoi ? On ne fait pas Noël ensemble ?

Tu n'as qu'à rentrer à Glasgow, tu n'es pas à ta place dans cette ville maudite.

— Ville maudite que vous n'avez jamais quittée alors que vous la détestez plus que moi, rétorqué-je.

Je ne me souviens pas avoir déjà si mal parlé à mon père, mais c'est la première fois qu'il se comporte de cette manière avec moi. Il est toujours solaire et souriant et pour la première fois, je découvre un homme froid et distant. Il m'offre une image complètement différente de celle qu'il m'a toujours donnée, et j'en viens à me demander quel est son vrai visage.

Tu sais que ce n'est pas idéal pour le travail. On gagne mieux notre vie dans une entreprise où on a travaillé pendant des années, encore plus quand elle est à Londres. Si on avait déménagé à Édimbourg, on n'aurait jamais pu prétendre à de tels salaires. Comment tu penses qu'on aurait pu payer tes études aux États-Unis ?

Je soupire. Il n'a pas tort, les études aux États-Unis sont plus chères qu'au Royaume-Uni, et sans les deux salaires combinés de mes parents, je n'aurais jamais pu me le permettre, d'autant qu'ils ne m'ont pas inscrite dans la première université qui s'est présentée. Ce n'était pas l'une des plus réputées du monde, mais cela reste une dans laquelle une bonne partie des américains cherchent à entrer.

— Je sais. Tout ce que je veux dire c'est que je vais bien. J'avais peur de venir, mais je ne me porte pas mal.

Pas de souvenirs qui reviennent ? s'inquiète-t-il.

— Non, pas le moindre. Je vais bien. Il est temps que j'avance et que j'arrête de laisser le passé me dicter le futur.

Mon père soupire, mais je sais qu'il est d'accord, au fond de lui. Du moins, c'est ce que j'ai envie de croire.

Je ne peux pas t'y encourager, mais je ne peux pas non plus t'en empêcher. Tu es une adulte largement indépendante, il est temps que tu fasses tes propres choix quant à ce que tu as vécu. Cela dit, si tu viens à le regretter, ne viens pas nous accuser. Nous t'aurons prévenu.

— Ça n'arrivera pas. Je sais à quoi m'attendre, de toute façon. Je suis prête à faire face s'il le faut.

Tu ne sais rien, répond-il d'un voix plus sèche que jamais.

— Cela n'empêche pas que je n'ai pas peur de le découvrir.

Je mens. Je suis terrifiée. Mais je ne peux pas fuir toute ma vie pour ce qu'il s'est passé il y a des années. J'ai eu la chance que mon cerveau oublie, mais s'il ne m'avait pas protégée, j'aurais de toute façon été obligée d'y faire face. Si un jour ça me revient, il y aura sûrement des conséquences, je devrais revoir un psy pour affronter les traumatismes qui ne sont jamais revenus à la surface. Cela fait partie de ma vie. Il n'est pas envisageable de toujours repousser le moment où cela arrivera, je veux être libre et déployer mes ailes tel un oiseau.

D'accord. Je vais parler à ta mère pour Noël. Je vais l'empêcher de t'appeler parce que je suis certain qu'elle va encore moins apprécier la nouvelle que moi. On essaiera de faire ça au restaurant.

— Pourquoi pas chez vous ?

C'est la maison de ton enfance, Mary. Qui te dit que tout ne va pas te revenir subitement ? C'est l'endroit dans cette ville qui contient le plus de tes souvenirs. Je te le répète : je ne peux pas t'en empêcher, mais je ne t'y encouragerai pas, et ta mère non plus. Nous voulons te protéger. Faire Noël à la maison est hors de question.

— OK.

C'est tout ce que je suis parvenue à dire. Il a beau me répéter que c'est pour me protéger, je n'ai pas envie de l'accepter. Et si, moi, je tenais à revoir ma maison d'enfance ? Et si, moi, je tenais à retrouver ma mémoire ? Il peut prétendre qu'il ne peut pas m'en empêcher, en m'interdisant de retourner dans le lieu de mon enfance, c'est exactement ce qu'il fait. Je devrais avoir le choix. D'autant que je n'ai pas la moindre envie de partager une fête familiale comme Noël avec des inconnus dans un restaurant bondé et bruyant. Je ne vois mes parents qu'à Noël, et je ne pourrai même pas le faire dans un environnement privé.

— Je dois y aller, annoncé-je. Bisous.

D'accord. Prends soin de toi, ma chérie. Bisous.

The Tulips Between Us [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant