Chapitre 19.1 - Mary

51 7 0
                                    

Il est déjà temps pour moi de retourner à Londres. Comme à l'aller, je prends le train. Moins cher et plus écologique que l'avion, je l'ai cette fois priorisé. Le seul point négatif, c'est que le trajet dure bien plus longtemps. Cela dit, l'avion signifie aéroport, endroit auquel on doit se rendre deux bonnes heures avant le décollage pour avoir le temps de passer tous les contrôles, contre une trentaine de minutes à la gare. Celle-ci étant généralement en plein centre-ville tandis que l'aéroport est toujours excentré voire en-dehors de la ville, je gagne vite mon temps sur un tel trajet. Le train est bien plus facile d'accès et au moins, je n'ai pas besoin de bouger pendant un moment, ce qui me laisse le temps de me concentrer dans mon manuscrit.

J'avance plutôt bien. Étant à un moment où mes personnages souffrent, c'est facile de faire transparaître des émotions réalistes. Je les ressens moi-même. Et le pire, c'est que la raison est similaire, eux aussi vivent un deuil, bien que leur position est plus grave que la mienne. Parfois, une larme tente de s'échapper de mon œil, mais je l'efface avant qu'elle ne puisse atteindre ma joue. Hors de question que l'inconnu en face de moi me voit pleurer.

Je soupire alors que je me bute à un énième besoin de synonyme. Dire, annoncer, répondre et compagnie ne me sont plus suffisants pour décrire le dialogue qui prend place. Je tente de demander à mon site de synonymes favoris de m'en fournir une liste, mais je ne capte aucun réseau. Évidemment, il fallait que ça arrive pile au moment où j'en avais besoin. Je tente de me connecter à la Wi-Fi du train, mais elle rame tellement que le site ne parvient pas à charger.

C'est peine perdue. Je mets le premier mot qui me vient et me fait une note pour le changer une fois que j'aurai accès à Internet. Je continue alors à écrire les mots qui s'imposent si vite à moi que mes doigts qui tapent sur le clavier n'arrivent plus à suivre. Je tente de garder le rythme, mais m'emmêle vite les pinceaux. J'arrête.

Je pose mes mains à plat sur la table et prends une grande inspiration. Je laisse les mots composer les scènes une à une dans ma tête et m'offre le temps de tout organiser correctement. Il y a des jours où je dois me battre contre mon cerveau pour sortir plus d'un mot, et d'autres où je n'arrive plus à en gérer le flot. À croire qu'il n'y a pas d'entre-deux.

Finalement, je réussis à mettre en ordre mes pensées et poursuis alors l'écriture de mon roman. En face de moi, le vieil homme d'une soixantaine d'années m'observe avec attention. Cela fait plusieurs minutes qu'il me fixe et que je l'ignore. Je lui adresse un sourire auquel il répond par une grimace. Je suis à ça de croire qu'il a deviné que je rédigeais une romance qui n'est pas tout à fait au niveau de son polar aux pages jaunies et cornées.

Mon cœur de lectrice perfectionniste est brisé, mais je dois accepter que certaines personnes apprécient détruire leur livre pendant leur lecture. Apparemment, ils préfèrent que leur livre ait du vécu, ça leur offre du cachet, disent-ils. Je ne sais pas s'ils le pensent vraiment ou si c'est une manière de se calmer l'esprit – qu'on se le dise, ça me paraît impossible d'apprécier abîmer quelque chose –, mais j'accepte. Après tout, ils font ce qu'ils veulent de ce qu'ils ont acheté avec leur propre argent, aussi inconcevable cela puisse-t-il être pour moi.

Je me reconcentre sur mon manuscrit et me promets de terminer mon chapitre avant d'arriver en gare de Londres.

***

Je range mes affaires en vitesse dans mon sac et me précipite pour récupérer ma valise au bout du wagon. Après quatre heures sans me lever, mes jambes sont engourdies et mes genoux me tirent. Je suis encore jeune et pourtant, j'ai l'impression d'avoir le corps d'une femme de quatre-vingt ans. C'est pitoyable, même si j'avoue n'avoir jamais été une fervente de sport depuis mon accident.

Je me souviens encore de mon réveil, lorsqu'on m'a annoncé que j'allais devoir éviter les efforts pendant un moment. Au début, je comptais reprendre dès que j'aurais le feu vert des médecins, mais celui-ci a tardé à arriver. Lorsque j'ai enfin pu m'y remettre, j'étais en pleine période d'examen. Tout s'est enchaîné si vite et je n'ai pas eu de temps à accorder à une activité physique. Je ne suis pas sûre d'avoir été un jour dans ma vie une grande passionnée de sport pour autant, c'est sans doute quelque chose auquel mon corps n'a jamais été habitué si je n'ai pas subi de manque.

Ça m'est arrivé, au début de quelques années, de me dire que j'allais me mettre sérieusement au footing. Juste pour dire que je fais quelque chose. Mais à chaque fois, ça ne durait que deux semaines, le temps que ma motivation retombe, que je sois trop occupée ou malade pour ne jamais reprendre ensuite. J'ai fini par arrêter de me donner ce genre de résolution. Si on veut changer de vie, pourquoi attendre le premier janvier ? C'est une invention inutile de la société qui n'a jamais fonctionné pour personne et qui, pourtant, reste encore une tradition bien ancrée.

Je sors enfin du train. Sur le quai, c'est la folie. La foule se précipite vers les portillons, tous sont prêts à retrouver leurs proches bien aimés. Pour ma part, c'est seule que je traverse la gare jusqu'à rejoindre, à l'aide d'un ascenseur, le métro qui me ramènera chez Aedlin. Aujourd'hui, elle est absente et j'ai l'appartement pour moi seule. Mon amie a été appelée par l'une des plus grandes marques du monde pour un défilé privé en plein New York. Quelle chance.

Tandis qu'elle est payée des milliers pour voyager et assister à ce qu'elle aime, je bosse dur pour toucher à peine un salaire moyen-bas. Je ne dis pas qu'elle ne le mérite pas, bien au contraire. C'est un métier comme un autre, il n'est pas plus facile. Cependant, je suis terriblement jalouse. Je rêverais d'être payée pour voyager et aller à des événements liés à ma passion. Vous pensez que les auteurs-influenceurs existent ? Je devrais peut-être m'y mettre. Imaginez être rémunérée pour parler de livres et me rendre à des événements littéraires. Quel rêve.

The Tulips Between Us [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant