Chapitre 24.2 - Mary

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Je note que je n'ai pas oublié mon enfance, et que le patin n'en faisait pas partie. Soit mon souvenir est effectivement faux, soit j'ai commencé tard. Les signes sont trompeurs, mais le plus logique serait un souvenir inventé de toute pièce par mon cerveau. Si je connaissais quelqu'un qui faisait du patin, cette personne aurait pu m'apprendre à en faire, ce qui expliquerait pourquoi j'ai rapidement su en faire aujourd'hui. Et aussi pourquoi mes parents ne m'en ont jamais parlé. Je n'ai jamais dû en faire en club, seulement en divertissement le week-end après les cours, sûrement avec une amie rencontrée au lycée.

— Merci, soufflé-je à Cayden alors que mes forces reviennent.

Bientôt, je suis capable de me redresser plutôt que d'être allongée sur un banc réquisitionné par les employés pour m'y placer avec mon client. Puis-je encore le désigner ainsi ? Seulement ainsi ? N'est-il pas plus ? Ne mérite-t-il pas plus ? C'est la deuxième fois qu'il m'aide, la deuxième fois qu'il me prête assistance. Ça ne m'étonne pas qu'il soit médecin, il est doué avec les gens. Il est toujours là quand j'en ai besoin, bizarrement. Peut-être un peu trop.

— Pourquoi ? De t'avoir porté jusqu'ici histoire que t'évite de faire tomber tout le monde sur la patinoire ? me titille-t-il avec un sourire à se damner.

Je ne réponds pas, trop concentrée sur ses lèvres parfaites qui s'étirent pour laisser échapper son rire. Bordel, il m'affaiblit. Il me fait complètement oublier mes engagements, il me donne envie de lâcher prise et d'être simplement heureuse sans m'occuper des retombées. J'ai beau savoir que l'avenir du cabinet est entre les mains de cette affaire qui nous lie, je n'arrive pas à faire tout pour la sauver. J'ai la sensation que, parfois, il faut laisser partir certaines choses.

Aimee et moi nous sommes battues pendant des années pour garder Hayes & Bennett ouvert. Nous sommes toutes les deux d'excellentes avocates. On peut compter sur les doigts d'une main le nombre de procès perdus depuis nos débuts, c'est dire. Et pourtant, on ne décolle pas. Et pourtant, ça ne suffit pas. C'est trop tard pour nous relever, il nous faudrait un véritable miracle. Même si Cayden est très généreux sur ses paiements, ce n'est qu'un temps avant de retomber au plus bas à devoir se battre pour trouver des clients. Ça n'est pas assez pour devenir assez côtées pour ne pas avoir besoin de courir après des affaires. Nous avons baissé nos tarifs pour attirer les clients de la concurrence, nous avons essayé les réseaux sociaux pour obtenir de la visibilité, plusieurs autres types de pub. Rien ne fonctionne.

Parfois, il faut s'avouer vaincues. Nous avons fait de notre mieux pour que notre barque ne coule pas, mais le bois est trop rongé pour continuer à avancer. D'ici quelques mois, aussitôt l'argent de Cayden essoufflé, ce sera terminé. Nous mettrons la clef sous la porte, quoi qu'il arrive. Alors pourquoi me battre encore ? Pourquoi risquer de rater le bonheur pour un cabinet voué à l'échec ? Et si Cayden pouvait être bien plus qu'un homme pour qui j'ai seulement de l'attirance ? Après tout, lorsque je suis avec lui, je ne pense pas à lui sauter dessus. Je suis heureuse de passer du temps avec lui, même si cela n'implique pas le moindre rapprochement sexuel.

Je sais déjà depuis un moment que c'est plus que du sexe, l'accepter est plus difficile. J'ai peur que ce soit à sens unique, peur d'être brisée une fois de retour à Glasgow, peur de m'avouer que j'ai le droit de lâcher prise après toutes ces années. Depuis mon réveil, après l'accident, je ne me suis jamais posée, pas même cinq minutes. J'ai travaillé, travaillé, travaillé. Durant mes études, j'avais un job, puis j'en ai trouvé un autre à temps complet avant de déménager à Glasgow où j'ai bossé dans une épicerie de quartier jusqu'à trouver Aimee avec qui nous avons ouvert Hayes et Bennett dans la foulée. Et depuis, je ne fais que ça, enchaînant avec l'écriture et quelques dog et cat sitting ici et là pour finir le mois.

Heureusement que Aimee était là pour me faire sortir, ces dernières années. Je me souviens qu'au début, John détestait voir sa femme disparaître tous les soirs, si bien qu'il a fini par être intégrer à notre duo et à faire toutes les sorties avec nous. J'ai toujours apprécié le fait qu'ils ne me mettaient pas mal à l'aise en évitant de se comporter comme un couple pendant nos sorties. Au contraire, les gens pensaient toujours que John était l'ami gay du groupe. C'était plutôt drôle quand on savait à quel point il était hétéro – les anecdotes au lit que me raconte régulièrement Aimee en témoignent –, mais ça ne le dérangeait pas, il préférait que je ne me sente pas de trop. Son égo n'était pas blessé de se faire pointer du doigt ainsi, même si je n'ai jamais vraiment compris pourquoi les gens doivent agir comme ça. Pourquoi, si on est le seul homme d'un groupe de femmes, on est nécessairement gay ? Pourquoi ne peut-il pas simplement être qui il est sans être stéréotypé ?

Je m'égare, mais cette situation m'a toujours parue incongrue et terriblement déplacée. Tout le monde pense que je suis hétéro et pourtant, j'aime les femmes aussi. L'image que l'on renvoie ne fait pas tout. Certaines personnes toucheraient le sexe opposé pour rien au monde alors qu'on les qualifie d'hétéro, comme certains ne se voient pas même embrasser quelqu'un du même sexe tant ça ne les attire pas – même bourrés.

Quoi qu'il en soit, je ne veux plus laisser mon cerveau me dicter. Je veux m'écouter. Je veux être le phoenix qui renaît de ses cendres. Découvrir mon passé, me découvrir moi-même et oser découvrir les autres, oser aimer comme je ne l'ai jamais fait. Peut-être vais-je aller droit dans le mur, mais c'est à moi de le décider, à moi d'assumer si je gâche tout ce que j'ai construit.

Après plusieurs minutes de silence pendant lesquelles je n'ai pas répondu à Cayden, trop plongée dans mes pensées, je prends la parole.

— Pour m'aider. Pour être là. Pour me sourire. Pour tout, je crois.

Tellement de temps a passé depuis qu'il m'a parlé qu'il avait perdu son sourire. Ce dernier revient cependant à la charge dès que mes mots l'atteignent. Ses yeux, eux, ne m'avaient jamais lâchés, mais s'ancrent dans mon regard aussitôt qu'il croise le mien.

— Tu as dit quoi ? s'étonne-t-il, comme incapable d'y croire.

Je hausse les épaules.

— Est-ce que tu me dis que t'es prête à t'ouvrir à moi ou je me fais des films ? Je te préviens, j'adore les livres de romance. J'ai de grandes attentes.

Un rire incontrôlé s'échappe de ma gorge. Je m'attendais à tout, sauf à cette déclaration particulière. Je ne sais pas tout à fait ce que cela veut dire, sauf que l'on est sur la même longueur d'onde. Je pose mes yeux sur ses lèvres et m'approche, je ressens une soudaine envie de les dévorer. Réceptif, il fait de même.

Son souffle caresse l'épiderme de mes joues gelées par la température extérieure. À l'intérieur de moi, tout bouillonne. Surtout les papillons qui s'excitent dans mon ventre et battent des ailes dans tous les sens. Si je ne voulais pas tant embrasser Cayden à ce moment précis, j'aurais sûrement vomi tant les sensations sont fortes.

Comme si mon corps savait que Cayden s'apprête à marquer ma vie à jamais.

The Tulips Between Us [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant