Chapitre 24.1 - Mary

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Je progresse rapidement. Pour une raison que je ne peux m'expliquer, c'est presque naturel pour moi de patiner. C'est venu tout seul. Il a seulement fallu que Cayden me montre le mouvement à réaliser durant quelques secondes pour que je fasse de même. Le temps d'adaptation a été plutôt court puisqu'en moins d'une heure, je suis passée de stressée à l'idée même de mettre un pied sur la glace au point de faire partie des plus rapides à se déplacer sur cette minuscule patinoire.

Je ne sais pas si j'ai de la chance ou si apprendre à patiner est terriblement simple, mais je me sens à présent très à l'aise sur le plastique blanc. Ce n'est sans doute pas la même chose qu'une vraie patinoire, mais c'est un début. Maintenant, je dois me trouver un moment avec Aedlin pour une sortie à la patinoire de la ville. Je suis certaine qu'elle serait partante.

— Tu veux apprendre à reculer ? me propose Cayden.

C'est trop tôt. J'ai beau m'en sortir plutôt bien pour avancer et freiner, reculer est une étape au-dessus que je ne suis pas encore tout à fait prête à franchir. On verra plus tard, je suis certaine que j'apprendrais vite à aller plus loin.

J'aime la sensation de la glace sous mes pieds, même si ce n'est que du plastique. Moi qui n'ai jamais été très grande, j'ai l'impression de voir la vie d'un point de vue de géant, alors même que je ne suis pas plus surélevée que lorsque je porte des talons. Il faut dire que j'ai toujours été chaussures plates, les talons me détruisent les pieds au bout de cinq minutes. Aimee m'avait conseillée de me forcer, que l'habitude rendait la douleur moins intense, mais rien n'y a fait. J'ai passé deux ans à essayer d'accepter les talons. J'ai fini par abandonner, me disant que de toute façon, je me fichais complètement de porter des talons, je préférais déjà les Converse à cette époque.

Nous accélérons sur la glace. Je patine plus vite, comme s'il me poussait des ailes. Mais soudain, ma vue se brouille et mes sens se mettent comme en veille. Je n'entends plus rien autour de moi sauf un bourdonnement incessant que je rêve de chasser de ma tête. J'ai seulement le temps de ressentir mon corps percuter le sol dur avant d'être transportée dans une autre réalité.

J'ouvre les yeux.

Au milieu de l'énorme patinoire, je glisse, mes pieds posés l'un après l'autre sur la glace. Une brise froide me caresse les joues, mais elle n'est pas désagréable. Elle tempère mon corps trop chaud. Je prends un virage en échangeant mes pieds, ne perdant pas ma vitesse.

Un sourire borde mes lèvres. C'est un mouvement de base, mais j'ai toujours peur de m'emmêler les pieds et de tomber. Ça ne m'est pourtant jamais arrivée.

J'enchaîne avec une pirouette qui me vaut quelques applaudissements, puis la musique se termine au moment où je me laisse glisser dans la longueur de l'arène, un genou à terre. Une nouvelle salve d'applaudissements se fait entendre et je lève la tête, sortant de la bulle dans laquelle je m'étais enfermée le temps de ma performance.

Dans les gradins, je n'aperçois personne que je reconnais. Une voix grésillante sort alors des hauts-parleurs.

— La participante numéro cent-onze est priée de quitter la glace.

Je ferme les yeux, tentant de comprendre ce qu'il se passe.

— Mademoiselle, veuillez quitter l'arène, s'il vous plaît.

Lorsque je saisis enfin que l'on s'adresse à moi, je rejoins l'unique porte ouverte et m'assois sur le banc. Je suis vide. Je ne comprends pas. J'ai mal.

Mes yeux papillonnent et tentent de s'habituer au soleil éclatant qui se dresse fièrement dans le ciel. Mon corps crie de douleur. Ma gorge est sèche. Que se passe-t-il ? Je tente de parler, mais seul un grognement faible sort de ma bouche.

On me tend un verre d'eau que j'accepte volontiers, la main tremblante. J'en avale tout le contenu avant d'observer autour de moi. Le visage de Cayden apparaît.

— Tu vas bien, Mary ? me questionne-t-il.

Il semble sincèrement inquiet. Je ne suis que son avocate, il ne devrait pas se comporter ainsi. Il devrait se ficher de moi, vivre une vie normale, sortir avec ses amis. Pourquoi me donne-t-il autant d'importance ? Ses fleurs, ses paroles, son temps... Je note qu'il me tutoie, mais ne relève pas, trop faible pour le faire.

— Je... tenté-je avant d'être prise d'une quinte de toux.

— OK. Ne parle pas pour le moment. Tu es tombée. Ça va mieux. Tout va bien, tu n'as rien. Est-ce que tu m'entends bien ?

J'acquiesce silencieusement.

— Est-ce que tu me vois bien ?

J'opine du chef.

— Cool. Parfait. Récupère des forces. Prends ton temps, on n'est pas pressés. Je t'attends.

J'utilise ce temps pour essayer de déchiffrer ce qu'il vient d'arriver. Je ne comprends rien. Ce n'est pas clair, c'est comme fragmenté, et je ne saisis pas bien quelle était ma position. C'est flou et perturbant. Je suis fatiguée de n'avoir aucune explication, je dois tirer les vers du nez de Aedlin. Je ne tenterai pas avec mes parents, ils me seront inutiles, ils ont toujours été imperméables à cette idée de me parler de mon passé. Ils ne veulent pas entendre que j'ai vieilli et que je suis aujourd'hui capable de décider pour moi-même, qu'ils n'ont pas à me protéger de ce à quoi je veux faire face. Aedlin, elle, respectera mon choix. Ça tombe bien, elle rentre dans la nuit. Je pourrai lui en parler demain, aucune de nous ne fait quoi que ce soit.

Je ferme les yeux et repense au moment qui est apparu sous mes paupières il y a quelques minutes. Que signifie-t-il ? Que suis-je censée en conclure ? Est-ce que mon cerveau essaie de me faire passer un message ? Pourquoi ce souvenir ? Quel est-il ? J'ai trop de questions pour pas assez de réponses.

Est-ce que j'ai un jour été patineuse ? Cela justifierait que les mouvements expliqués par Cayden me paraissaient si naturels. Cependant, pourquoi mes parents ne m'en ont jamais parlé ? Si je faisais de la compétition, cela devait être une part importante de ma vie. Est-ce que c'était autre chose ? Est-ce que je confonds ? Est-ce que j'imagine être sur la glace alors que j'étais dans les gradins ? Il n'est pas étonnant de vivre des souvenirs modifiés lors d'une amnésie, encore plus lorsqu'elle est aussi lourde que la mienne.

The Tulips Between Us [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant