Chapitre 15.4 - Mary

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Cayden se met à rire avec moi, m'offrant un moment hors du temps. Soudain, l'horreur me rattrape. Je suis prise d'une sueur froide et des larmes s'accumulent dans mes yeux avant de recouvrir mes joues de traces mouillées. Comment puis-je oser être heureuse ? Comment puis-je oser avoir un moment hors du temps ? Je devrais avoir honte. Je devrais épauler Aimee, pas être ici, joyeuse. Comment puis-je oser oublier ce que Aimee vit en ce moment même, à quelques kilomètres à peine d'ici ? Comment puis-je avoir si peu de respect envers les enfants qui devaient être comme mes neveux ?

Mon corps tremble, indépendamment de ma volonté. Je n'arrive pas à me battre, mon esprit est trop faible. Je suis trop faible. Je revois alors ce rêve qui tourne en boucle dans ma tête, qui vient hanter mes nuits.

Un bip incessant.

La peur.

L'angoisse.

Mon cœur qui bat à un rythme effréné.

Ma tête qui me lance.

Mon bras que je ne sens plus.

Et cette voix, cette voix qui murmure dans un souffle.

Un mot à répétition que je n'arrive pas à deviner derrière le brouillard.

Le sang qui coule le long de ma tempe.

Je tente de bouger, mais mon corps ne m'écoute plus, il reste immobile.

Le noir survient et m'offre ses bras accueillants.

Je ferme les yeux.

J'ouvre les yeux. Autour de moi, plusieurs personnes se sont attroupées. Je suis allongée au sol, le dos posé contre la cuisse de Cayden, ma tête maintenue par sa main. Je cligne plusieurs fois des yeux alors qu'il me caresse doucement le visage de la pulpe de son pouce.

— Ça va ? Tu as fait une crise d'angoisse.

Il attrape un verre d'eau que quelqu'un lui tend et l'amène à mes lèvres, me forçant à boire quelques gorgées qui semblent débloquer ma gorge.

— Pardon.

— Ne t'excuse pas, me reprend-il.

Je soupire. Il ne comprend pas. J'ai tué ce chauffeur, des années auparavant. Je ne me souviens pas de tout, mais je sais ce qu'il s'est passé. Je l'ai vu dans les yeux du médecin et de mes parents, quand je me suis réveillée à l'hôpital. J'ai compris ce que j'avais fait, jusqu'où j'avais été, dans le seul espoir de faire taire la douleur.

— Tu vas mieux ? s'inquiète-t-il une nouvelle fois.

J'acquiesce, bien que les images soient encore gravées dans ma tête. J'ai peur. J'ai mal.

— Tu peux te lever ?

Difficilement, je réussi à me remettre sur mes deux pieds, même si mon corps tremble autant qu'une feuille dans le vent.

— Tu devrais manger, tu en as besoin.

— Et les autres tenues... ?

— On s'en fiche. Le plus important, là, c'est ta santé. On pensera aux bouts de tissu plus tard. Tu veux que je te prenne un plat du stand qu'on aime ?

J'opine et le remercie tandis qu'il m'amène dans une des bulles. Dans celle-ci se trouve une table bordée d'un grand banc qui fait tout le tour à l'exception d'un petit mètre au niveau de l'entrée. C'est une manière originale de proposer une place pour manger dans ce style de marché, mais c'est au final la meilleure : une fois la porte fermée, le froid ne s'engouffre plus et rend le repas en semi-extérieur bien plus agréable. Il n'y a rien de mieux que de manger dans une bulle à Camden Town lorsque la neige tombe et que les oiseaux tentent eux aussi de s'abriter. Je fronce les sourcils, incapable de savoir d'où vient cette information. Est-ce que je suis déjà venue ? Est-ce que mon esprit a simplement mélangé mon passé avec les nombreux posts que j'ai vu ?

— Ça va ? me demande une énième fois Camden.

— Oui. Arrête de t'inquiéter. C'est fini.

— Certes, mais une crise d'angoisse n'est jamais une bonne chose, ça peut ruiner ta journée.

Je hausse les épaules. J'ai l'habitude de faire face à ces crises, j'en subis de manière régulière depuis mon accident, un effet post-traumatique d'après mes médecins. Cela dit, je dois avouer qu'elles sont bien plus intenses depuis que je suis ici, dans la ville de mon passé. C'est ici que dorment mes démons, ici que ma vie a été détruite pour que je reparte à zéro ailleurs. Peut-être était-ce pour le mieux, mais la douleur est malgré tout extrême, sans doute amplifiée par le fait d'être dans l'ignorance de ce qu'il m'est arrivé.

— Je vais chercher la nourriture, crie si tu ne te sens pas bien.

— Ça ira.

— J'insiste.

Je soupire.

— D'accord. Je crie si je vais mal.

— Parfait.

Il m'adresse un clin d'œil et s'éloigne pour commander de la nourriture à l'échoppe qu'on apprécie particulièrement. J'ai gâché l'après-midi avec ma crise, nous avions encore trois tenues à porter. Maintenant, nous nous retrouvons à simplement manger ici comme tout le monde, sans la moindre épice ajoutée. Cela dit, le shopping et le peu de temps que nous avons passé à déguster gratuitement auprès des stands était amusant. Il m'a permis d'oublier momentanément et cela suffit largement. Je profite qu'il ne soit pas là pour appeler John afin de savoir comment lui et Aimee vont. Il décroche à la dernière sonnerie, alors que je m'apprêtais à annuler mon appel.

Allô ?

Sa voix me brise immédiatement le cœur. J'entends sa douleur dans l'unique mot qu'il prononce.

— John ? Comment vas-tu ? Comment va Aimee ?

Il soupire.

Mal.

Un seul mot qui porte pourtant la puissance de leur souffrance. Je ne sais pas quoi répondre, je ne sais pas où me placer. J'ai peur de dire quelque chose de maladroit alors que je cherche seulement à en savoir plus, à m'inquiéter pour eux. Finalement, il reprend la parole, m'offrant le luxe de ne pas avoir à trouver mes mots.

L'accouchement de Aimee est prévu pour dans quelques minutes. On va pouvoir...

Il renifle, incapable de poursuivre sa phrase. Un sanglot s'échappe de sa gorge.

Pardon. On va les rencontrer, avant qu'ils partent à la morgue.

Les larmes me montent aux yeux. J'ai mal et je n'imagine pas sa douleur et celle de sa femme. C'est horrible d'avoir attendu si longtemps l'arrivée d'êtres si chers à leurs cœurs pour devoir si rapidement leur dire adieu. La vie est parfois injuste, mais cette fois, elle a dépassé les bornes. C'est trop. Certaines choses ne devraient pas arriver. Perdre ses enfants avant leur naissance en fait partie.

— Ils seront toujours avec vous, dans le cœur.

Je sais, mais ils avaient le droit de vivre. Je ne peux pas m'empêcher de me dire que c'est ma faute.

— Ta faute ? répété-je, étonnée. En quoi cela pourrait être ta faute ?

Aimee ne t'a pas dit comment elle a eu l'accident ?

Je secoue la tête avant de réaliser qu'il ne peut pas me voir.

— Non. Tout est allé très vite.

Je l'ai appelé. Plusieurs fois. Elle ne répondait pas, mais j'avais besoin qu'elle me donne son avis sur les body que je voulais acheter au magasin... Elle a décroché et une seconde plus tard, j-j'ai...

The Tulips Between Us [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant