Chapitre 10

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Tables et chaises en plastique, gardiens alignés le long des murs : tout est fait pour éviter que les détenus ne s'entre-tuent. Quelque chose me dit que ce n'est pas toujours efficace.

Deux files de tenues orange entrent dans l'immense salle par des portes opposées : une de femmes, une d'hommes. Elles se rejoignent pour former une longue queue vers un comptoir, où des cantiniers balancent sur les plateaux une nourriture à l'air insipide. A vrai dire, la pièce toute entière semble morne et répugnante. Comme dans le reste de la prison, les parois en métal baignent dans l'éclat aveuglant des néons. Des murs aux meubles, en passant par les uniformes des gardiens, tout est gris comme un ciel pollué. Les tenues vives des détenus sont la seule touche de couleur-je suppose que c'est pour nous empêcher de nous cacher.

— Tu les vois ? me chuchote Vywyan.

Je secoue la tête, tout en fouillant du regard la file d'hommes qui vient rejoindre la nôtre.

Ross ? Vous êtes bientôt là ?

Pas encore. Hâte de revoir notre ami ?

Même en pensée, son sarcasme est audible.

T'imagines pas à quel point.

Ils arrivent, indiqué-je à Vywyan.

On avance dans la queue. Quand on arrive au niveau du comptoir, je m'empare d'un plateau, d'un verre en plastique et d'une cuillère molle comme celles pour les bébés. Je me demande comment je vais réussir à manger avec ça, puis je croise le regard du cantinier face à moi, et cette préoccupation est reléguée au second plan.

— Tyler ?!

Il me sourit, penaud. Je cligne des yeux comme pour chasser une illusion, mais il reste là : ses cheveux roux emballés sous une charlotte, ses lunettes de travers, avec un tablier gris à la fois trop ample et trop court.

— Salut, me dit-il.

— Non, mais je rêve...qu'est-ce que tu fais ici ?

Il s'empare d'une louche et regarde autour de nous d'un air inquiet.

— Tu peux parler moins fort ? Personne doit savoir qu'on se connaît.

— Réponds à la question, Tyler Parke, le rabroué-je à voix basse.

— J'suis venu vous aider.

— Notre plan était clair...

— Wy s'est incrustée. Pourquoi pas moi ?

— C'est pas un jeu.

— Et je suis plus un gamin.

— T'as dix-sept ans, Ty.

— Et toi dix-neuf. Alors arrête de me snober, et arrête de me laisser en arrière.

La sécheresse de son ton me prend tellement au dépourvu que j'oublie de répliquer. Tyler semble encore plus surpris que moi. Ses yeux s'écarquillent et il devient écarlate. Il essaie de dissimuler sa gêne en fixant le plat devant lui, et verse dans mon assiette une purée à la couleur suspicieuse. Du porridge ?

Ne pouvant rester devant lui plus longtemps sans attirer l'attention, je m'éloigne en silence. Un second cantinier m'offre une pomme et un regard noir. Je me retiens de lui demander ce que je lui ai fait.

Vywyan et moi nous asseyons sur une table à l'écart. Elle ne semble pas le moins du monde étonnée par l'apparition du hacker.

— Tu savais, grincé-je.

— Comme je te l'ai dit, répond-elle avec un sourire, nous nous sommes pas mal appelés, Ty et moi. Je t'aurais peut-être parlé de son projet, si tu m'avais pas ignorée...

Visiblement, elle ne m'a pas encore complétement pardonnée.

Le silence retombe. Nous fixons la foule, scrutons nerveusement les visages. Mes yeux bondissent sans cesse de la file des hommes à celle des femmes ; mais je ne repère ni la tête brune de Ross, ni les cheveux blonds de Jane ou les cornes de Madlyn. Mon cœur accélère de plus en plus dans ma poitrine. Je me demande s'il va finir par lâcher. Mes paumes sont moites, et la seule idée de manger me donne envie de vomir.

Je ne sais pas ce qui m'effraie le plus : ne jamais les voir arriver, ou le contraire.

— Cass, me souffle soudain mon amie.

Je sursaute, me retourne, et ils sont là. Deux silhouettes hautes et larges d'épaules ; deux visages impassibles, encadrés d'un fouillis de mèches noires. Parfaitement identiques.

Ross et Rémond. Le fils de Thétis et son clone.

— C'est pas possible, murmure la voyante. Il ne peut pas être en vie. Je l'ai tué moi-même.

— Et bien, apparemment, tu as bâclé le travail.

Ils arrivent à notre table. De près, la ressemblance est encore plus perturbante. La seule chose qui me permet de les différencier, c'est le lien télépathique que je partage avec Ross-mon esprit est attiré par le sien comme une boussole par le Nord.

— Ok, déclare Vywyan. Qui est qui ?

— Je suis Ross, affirme Rémond.

— Commence pas, le rabroue mon coéquipier.

— Rémond à gauche, Ross à droite, indiqué-je à la zoonite.

— 9240 pour Ross et 9242 pour Rémond...ne vous avisez pas d'échanger vos chemises.

Alors c'est lui qui a eu le numéro entre Vywyan et moi.

— C'est pas prévu, assure mon coéquipier d'un air sombre.

Il s'assoie à ma droite, et son clone en face, à côté de la voyante. Celle-ci écarte sa chaise sans chercher à être discrète, et son voisin lève les yeux au ciel.

— Je n'ai pas la peste, vous savez.

Encore cette bizarre manie de vouvoyer tout le monde. Je l'observe plus attentivement. Ses cheveux semblent légèrement plus courts que ceux de Ross,

Il doit sentir que je le scrute : son regard gris accroche le mien, et mon estomac se noue. Il m'a toujours mise mal à l'aise, mais à présent, c'est pire. Sa présence ravive des choses désagréables dans ma mémoire. Des craintes que je pensais avoir dépassées.

Il est en vie. Vywyan lui a tiré dessus en pleine tête, et il est en vie. Et si... ?

Ross prend ma main sous la table et la serre.

Elle est morte, Cass. On l'a vu brûler.

Oui. On l'a vu brûler, je l'ai vu brûler. J'ai senti la puanteur de son corps réduit en cendres.

Pourtant, il y a une part de moi qui la croit toujours immortelle.

— Qu'est-ce que tu fais ici, Rémond ? lui jeté-je pour reprendre contenance.

Le sourire en coin qu'il m'adresse me donne envie de vomir.

— J'ai été arrêté dans une tentative héroïque pour secourir mon frère jumeau.

Et sans plus détailler, il commence à manger sa purée. Aucun de nous ne l'imite. Nous le fixons tous, en attente d'une explication.

— La vraie raison, réplique Ross. Pas l'excuse qui t'as servie pour rentrer.

— La vraie raison ne vous concerne pas.

Pendant quelques instants, ma vision se brouille. Ça ne va pas du tout. Ça n'était pas censé se passer comme ça. Rémond ne devrait pas être là, ni Vywyan ou Tyler. Quant aux seules personnes dont j'attendais la présence, elles semblent déterminées à ne pas se montrer.

Tout va bien, Cass, me glisse Ross.

Au fond, cependant, lui aussi panique-je le sens.

Lui aussi garde en tête les derniers mots de Thétis :

Des cendres de celle que j'étais est née une créature supérieure, immortelle, une créature que vous ne pouvez vaincre. Et elle renaîtra à nouveau.

Evasion (Cass-tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant