Chapitre 38

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 Je n'entends que le sang qui cogne à mes tempes. Le monde autour de moi a disparu.

Madlyn ne dit rien. Elle me fixe en silence, et j'ai beau être télépathe, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'elle pense. Je me maudis un peu plus à chaque seconde qui passe.

Bon sang, mais je ne pouvais pas me taire ?!

Cass ? Cass, tu vas bien ?

Pas maintenant, Ross.

Mon coéquipier se tait, mais je perçois toujours sa présence à la lisière de mon esprit. Plusieurs mètres nous séparent, pourtant c'est comme si il était juste à côté de moi : il me semble sentir son corps contre le mien, il me réchauffe, il m'empêche de m'effondrer.

Puis Madlyn éclate de rire. Un rire vraiment, vraiment pas amusé. 

— Ma fille est morte, crache-t-elle. Elle est morte il y a dix-neuf ans. J'ai pleuré quand on l'a incinérée. Je continue de pleurer depuis, dans ma tête, à chaque seconde qui passe ; à chaque bouffée d'air que j'inspire, et qu'elle n'inspire pas.

Je suis figée sur place. La Yajtuite se rapproche encore de moi ; son souffle effleure mon visage. Pas besoin d'être dans sa tête pour percevoir sa rage.

— Je ne sais pas ce que tu t'imagines faire en te faisant passer pour elle, Barbie, mais laisse-moi te dire une chose : j'ai perdu avec elle le peu de bonté et de compassion que j'avais. Alors tu ferais mieux de laisser tomber ton petit jeu malsain, parce que dans le cas contraire, je te le ferai payer. Et je ne trouverai en moi aucune pitié à t'accorder.

Sur ce, elle tourne les talons et retourne s'asseoir.

Mes jambes ne me soutiennent plus. Je ne sais plus quoi faire. J'ai envie de pleurer, de hurler, de tuer tout le monde dans cette pièce. Ross me parle en pensée, il m'appelle, mais je suis incapable de comprendre ce qu'il dit.

Il faut que j'agisse, que j'avance. Si je reste immobile, si je m'accorde ne serait-ce qu'une seule seconde de plus pour penser, pour ressentir, je n'y survivrai pas.

Je trouve une table vide et m'assois. Mes mains tremblent sur mon plateau.

Je dois sauver Jane. Je dois nous sortir d'ici, tous nous sortir d'ici. Je dois trouver un moyen, n'importe quel moyen, je dois rester forte mais je n'arrive plus à respirer.

Il nous faut des informations. Oui, des informations sur ce fameux étage secret, sur ce qui s'y passe. Madlyn n'avait presque rien à me dire-les insultes exceptées, bien sûr. Il me faut une source plus proche des expériences, une source qui sait parfaitement ce qui s'y trame, une source qui ne pourra rien me cacher.

Mon regard tombe sur mon assiette, sur la purée visqueuse qui y flotte.

C'est la seule chose à faire.

Le seul moyen d'en savoir plus.

Le seul moyen de ne pas penser à Madlyn et à la haine dans ses yeux et à la rage dans ses mots.

Ross me hurle quelque chose. Je ne sais pas si c'est dans ma tête ou non. Je ne l'écoute pas, je l'entends à peine.

Je plonge ma cuillère dans la bouillie et l'enfourne entière dans ma bouche.

Je sens l'esprit de mon coéquipier s'agripper au mien tandis que je me laisse emporter.

Sur l'écran devant moi se dresse un immeuble plongé dans l'obscurité.

Je connais cet immeuble. Je sais ce qui va arriver.

J'entends le bruit léger de ma respiration dans les hauts-parleurs-calme, mesurée, celle d'un professionnel. Je ne faisais que mon travail, ce jour-là. Rien d'autre.

A présent, mon souffle et haché et douloureux. Il s'arrache à mes lèvres par saccades, il se mêle à celui du passé.

L'immeuble est de plus en plus proche. Il vacille légèrement au rythme de mes pas. Je revois la scène par mes yeux, comme je l'ai vécue la première fois, comme je l'ai revécue des dizaines et des dizaines de fois dans cette salle de torture.

Je me suis d'abord demandé comment ils avaient eu ces images. Comment ils pouvaient savoir. Mais maintenant...

Maintenant, je veux juste que ça s'arrête.

Je suis dans l'escalier, je monte marche après marche sans prendre la peine d'allumer la lumière. Mes yeux de loup n'en ont pas besoin. Je peux tuer dans le noir aussi facilement qu'en plein jour.

Et bientôt, j'arrive devant la porte. Appartement 976. Je tire mon globophone de ma poche, vérifie le numéro, même si je n'en ai pas vraiment besoin. C'est bien là. J'enfonce la porte d'un coup d'épaule, un coup qui résonne dans les hauts-parleurs de la salle de torture et fait se crisper chaque muscle de mon corps. Puis je m'enfonce dans un couloir inconnu.

Je trouve la chlorophyienne dans le salon. J'ai toujours du mal à estimer l'âge de ceux de son espèce, mais elle a l'air jeune-soixante, soixante-dix ans peut-être. Une masse broussailleuse de feuilles vertes encadre son visage. La peur brille dans ses trois yeux noirs ; une larme émeraude s'échappe de l'un d'eux, ruisselle sur sa joue, sur sa peau craquelée et fendillée comme l'écorce d'un arbre. Ses sept doigts noueux sont crispés sur la crosse d'un pistolet laser ; l'arme tremble dans ses mains.

A chaque fois que l'écran s'anime, à chaque fois que le souvenir recommence, je me promets que je ne me débattrai pas. Que je ne pleurerai pas et que je ne hurlerai pas et que je resterai digne.

Et à chaque fois, je craque au même moment.

S'il vous plaît, me supplie la chlorophyienne. S'il vous plaît, ne me tuez pas.

Je n'ai rien dit, ce jour-là, mais à présent les mots s'échappent de mes lèvres en une litanie désespérée, s'échappent contre ma volonté.

Désolé, lui dis-je même s'il est trop tard. Désolé, je suis tellement désolé...

Et je continue, encore et encore, comme si je pouvais encore changer quelque chose. Parce qu'à chaque fois que l'écran s'allume, c'est comme si elle n'était plus morte, pas encore morte, comme si je la tuais de nouveau.

Et l'autre moi lève son lance-flamme et écrase le déclencheur.

Evasion (Cass-tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant