Chapitre 53

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Je crois que je n'avais jamais réalisé à quel point j'ai envie de vivre.

Pourtant, ça m'arrive de penser à la mort, ça m'arrive d'en avoir peur, quand le danger est proche. Mais d'habitude, cette peur m'électrise, teintée d'adrénaline. Elle me fait me sentir plus vivante que jamais.

A présent, c'est différent. Parce que ce qui me menace est insidieux et impalpable, parce que je ne sais pas vraiment ce que c'est, ni comment le combattre. La peur qui m'assaille est pareille : sournoise. Elle se répand en moi sans que je puisse l'arrêter, elle imprègne chacune de mes cellules une à une, paralyse mon corps, mes pensées.

Elle n'en avait que pour quelques années, Madlyn, rien de plus, quelques années...

Mais je suis toujours là. Pourquoi ? Comment ? Suis-je sauvée ? Ou juste en sursis ?

C'est plus fort que moi : un millier de détails me revient en mémoire.

La maigreur et la pâleur dont je n'ai jamais pu me débarrasser.

Mes cheveux toujours cassants.

Mes évanouissements répétés à Baklang.

Peut-être que ça n'a rien à voir. Ou peut-être...peut-être que Jane a raison.

Peut-être que je suis condamnée depuis toujours.

Il y a eu une erreur avec l'analyse ADN du donneur, et les gènes...on avait tous les deux le mauvais gène.

Mais quel gène ? Quelle maladie ? Comment les médecins ont-ils pu ne pas s'en rendre compte ?

Ça doit être un complot de Thétis. Cette femme est toujours derrière toutes les horreurs qui m'arrivent.

Et Ross...Ross m'a laissé tomber.

Je ne devrais pas lui en vouloir. Je sais à quel point ça doit être dur pour lui. Mais sérieusement, je crois que c'est quand même plus dur pour moi. Je suis celle qui vient d'apprendre que sa mère l'avait vendue à un monstre, celle qui est peut-être au bord de la mort.

Je ne lui demandais pas un grand discours. Aucun de nous n'est doué pour ça. Mais il aurait pu éviter de me laisser seule, recroquevillée par terre dans un couloir en ruine, les joues trempées de larmes. Il aurait pu ne pas m'abandonner au moment où j'avais le plus besoin de lui.

— Ça n'a pas l'air d'aller, Mlle Jackson.

Je lève les yeux et fusille Rémond du regard. Pourquoi faut-il toujours qu'il débarque aux pires moments ? Sale vautour.

Et pourtant...sa présence m'offre une distraction. Pendant quelques instants, j'arrive presque à oublier ce qui vient de se passer. Ma haine à son égard, brûlante et familière, étouffe ma détresse.

Je suis à deux doigts de le remercier.

— Mentalement, répliqué-je, je serai toujours en meilleur état que toi.

Je me lève, m'appuyant sur le mur d'une main maladroite, je ravale mes sanglots. Peu importe si je tiens à peine debout : je n'affronterai pas le clone en boule sur le sol.

Mon regard noir lui arrache un sourire.

— Je n'en suis pas si sûr, répond-il. Vous êtes en bonne voie pour me battre.

— Peur de te faire détrôner ?

— Avec vous, je pourrais partager la couronne.

Je ne sais vraiment pas quoi dire à ça.

Puis il s'avance, et je recule, et je me retrouve acculée contre le mur. Les bras de chaque côté de mon corps, il m'emprisonne, son torse à seulement quelques millimètres de ma poitrine, l'espace entre nous si infime que j'ai l'impression de sentir sa peau contre la mienne. Pendant un horrible instant, je me dis qu'il va encore m'embrasser. Et je sais que je devrais me défendre, mais j'ai déjà tellement lutté aujourd'hui...je n'en trouve plus la volonté.

Il baisse la tête vers moi, plonge ses yeux droits dans les miens, et il a l'air...

Il a l'air de souffrir.

Oui, il a l'air de souffrir horriblement.

— J'ai tout entendu, tu sais, me souffle-t-il d'une voix rauque. L'aveu de Jane.

— C'est peut-être une mère pourrie, mais la tienne est pire.

Il ne semble pas m'entendre.

— Tu sais quel est mon problème, Cass ?

— Je pense pas que t'en aies qu'un seul.

— C'est toi. C'est toi, mon problème. Je sais que Thétis a foiré. Qu'elle m'a raté. Je sais que je ressens des choses même si je ne le devrais pas. Mais d'habitude, c'est facile à ignorer. Je peux faire comme si tout était normal. Sauf quand tu es là. Oh, Cass Jackson, je te déteste tellement.

Il éclate de rire, un rire de dément.

— Je ne sais même pas pourquoi, reprend-il. C'est comme ça depuis la première fois que je t'ai vue. Peut-être parce que toi aussi, Thétis t'a ratée. Elle n'a pas réussi à te garder dans ses rangs. Ton pouvoir est dangereux est imprévisible. Et quand je regarde tout ce qui ne va pas chez toi, peut-être que je n'arrive plus à ignorer ce qui ne va pas chez moi. J'en sais rien, honnêtement. Mais je te hais, je te hais autant qu'il t'aime, et c'est ça, c'est ça qui me détruit : parce que quand tu te tiens devant moi, je ressens autant ma haine que son amour et je peux à peine respirer. Je n'arrive pas à décider si j'ai plus envie de te tuer ou de t'embrasser.

Je voudrais répliquer, quelque chose de sarcastique ou de juste méchant, je ne sais pas. Je n'y arrive pas.

Je crois qu'il mérite que je l'écoute.

Rémond n'est certainement pas quelqu'un de bien, mais au fond, malgré son comportement insensible, ça reste quelqu'un. Et là, tout de suite, je n'arrive plus vraiment à le détester. Il me fait juste pitié.

— Continue, lui soufflé-je.

Il me regarde sans comprendre.

— Quoi ?

— Continue. Dis ce que tu as à dire.

Il rit de nouveau . Puis il appuie son front contre le mien, son souffle effleurant mes lèvres, et c'est moi qui ai du mal à respirer.

— Tu sais ce qui est incroyable ? murmure-t-il. Je n'ai plus à choisir. Parce que si Jane a dit vrai, alors tôt ou tard, la maladie t'aura. Elle te vaincra pour moi. Il ne me reste qu'à la regarder faire.

— J'ai déjà survécu dix-neuf ans. C'est bien plus que ce que Jane me donnait. Je ne mourrai pas, Rémond, pas à cause d'une maladie mystérieuse que je n'ai sans doute même pas.

Je le dis comme si j'y croyais, mais il écarte mes propos d'un geste de la tête.

— Je suis soulagé, tu sais ? Je suis tellement soulagé de ne pas avoir à te tuer.

Et sur ce, il me libère et s'en va, par le même couloir que Ross.

Evasion (Cass-tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant