Chapitre 51

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Nous trouvons Jane et Madlyn assises par terre dans la poussière, au centre d'une petite pièce sans fenêtres. L'humaine est recroquevillée contre sa femme ; elle tremble de tout son corps. Une litanie incohérente s'échappe de ses lèvres, ses yeux marrons sont hantés, vitreux. La Yajtuite lui caresse doucement les cheveux, murmurant à son oreille des mots apaisants.

Je regrette aussitôt d'être venue. Jane paraît tout aussi perdue qu'elle l'était dans sa cellule à Baklang, et elle a besoin de calme, besoin de sa femme.

Pas de moi. Non, ma présence risque juste de compliquer les choses.

Madlyn lève les yeux vers nous, méfiante. La gorge nouée, je m'apprête à faire demi-tour, mais Ross me passe la pizza et me pousse en avant.

Tu me le paieras, grincé-je mentalement.

— Madlyn ? On...euh...on t'a ramené à manger.

Une lueur indéchiffrable s'allume dans ses yeux. De la faim ? Une envie de meurtre ?

— Pizza ? s'enquit-elle, laconique.

— Au fromage, réponds-je.

Elle me fixe en silence. Quand il devient évident qu'elle ne compte pas me répondre, je m'agenouille à ses côtés. Pose la boîte. L'ouvre.

Ma mère me fixe toujours, droit dans les yeux. Je n'arrive pas à savoir si elle va me jeter le carton à la figure ou simplement se taire jusqu'à ce que je m'en aille. Jane continue à gémir sur son épaule, et je me force à ne pas la regarder.

Finalement, je n'en peux plus. Mais alors que je me relève, prête à partir, la Yajtuite referme ses doigts sur mon poignet et me force à rester à sa hauteur. Je me raidis, anticipant la douleur : mais si sa poigne est ferme, elle n'est pas violente. Madlyn prend garde à ne pas enfoncer ses ongles dans ma peau, à ne pas serrer trop fort. Je pourrais me dégager si je le voulais, et c'est précisément ce qui me convainc de ne pas le faire.

— Vous avez les mêmes, Jane et toi, me souffle la criminelle. Exactement les mêmes.

Mon cœur manque un battement.

— Les mêmes quoi ?

— Les mêmes yeux. Sombres. Obstinés.

— Je préfère "noisette", si ça dérange pas.

Madlyn sourit.

— Ça aussi, c'est un truc que vous avez en commun. Plaisanter dès qu'une conversation devient trop sérieuse. C'est soit ça, soit vous mettre à hurler.

Je ne sais pas quoi répondre. L'espoir et la peur me rendent malades. Je n'entends presque rien par-dessus le sang qui tambourine à mes tempes.

Et puis c'est comme si c'était soudain Madlyn la télépathe, comme si elle était allée chercher dans ma tête les mots que je rêvais qu'elle dise :

— Reste. Reste avec nous, s'il te plaît. Jane voudrait que tu restes.

Je retiens mon souffle en m'asseyant à leurs côtés. Jane est entre sa femme et moi, à présent. Il n'y a que quelques centimètres d'air qui nous sépare, mais je n'ose pas les franchir, je n'ose pas tendre la main de peur de découvrir que rien de tout ceci n'est réel.

Je croise le regard de Ross, toujours debout à l'entrée de la pièce. 

C'est réel, Cass, m'assure-t-il. C'est réel.

Madlyn commence à me parler, tout bas, si bas que je manque de ne pas l'entendre.

— C'est elle qui t'as portée, tu sais ? Pourtant c'était moi qui voulait un enfant, à l'origine. Mais c'est elle qui t'as portée. C'est plus compliqué pour les Yajtuites. De toute manière, ça n'a jamais vraiment eu d'importance pour nous. Tu aurais pu être de parents complétement différents, tu étais notre fille.

Madlyn pleure, à présent, elle pleure et moi je tremble, je n'arrive pas à m'arrêter, mes dents claquent et mes membres sont pris de spasmes.

— Notre petite fille...reprend ma mère. On t'aimait tellement. Mais quelques jours...quelques jours à peine après...après ta naissance...tu es...

Elle déglutit, elle n'arrive pas à continuer, elle ne peut pas, alors je la coupe, doucement, surprise que ma propre voix sorte aussi facilement :

— Pourquoi tu me crois, maintenant ? Qu'est-ce qui t'as fait changer d'avis ? Mes yeux ?

Elle secoue la tête, son regard revient sur sa compagne.

— Je...je suppose que j'ai réalisé que personne n'est immortel. Et que je pouvais la...la perdre...et que toi aussi...je serais tellement stupide de ne pas faire la paix avec toi tant que c'est encore possible. De gâcher une seconde chance que je n'aurais jamais cru avoir, juste par peur.

Sur un coup de tête, je lui prends la main. Elle se raidit, et pendant un instant, je me dis que j'ai tout gâché. Puis, lentement, elle se détend. Me presse les doigts en retour.

Ses yeux oscillent, passant de Jane à moi, de moi à Jane. Quand elle se remet à parler, c'est tout juste d'un murmure.

— J'aimerais pouvoir être la mère que tu es venue chercher. Vraiment. J'aimerais pouvoir t'aimer comme si je n'avais pas passé dix-neuf ans à pleurer ta perte. Et si seulement ce qui s'était brisé en moi à ta mort pouvait simplement se réparer avec ton retour...si je n'avais pas toujours cette plaie béante au fond de moi, si voir ton visage et t'entendre respirer suffisaient à la faire cicatriser...mais ce n'est pas le cas. Je suis désolée. Parce que je te regarde, et j'ai assez d'espoir dans mon cœur pour le faire exploser, mais j'ai de la colère aussi, de la colère et une peine qui ne s'en iront jamais. Pourtant je...je ne veux pas nous plus oublier que l'on s'est rencontrées. Je ne peux pas t'oublier. Alors peut-être...peut-être qu'on pourrait apprendre à se connaître. Et je ne serai peut-être jamais la mère que tu mérites, mais je serai toujours ton alliée, et je...je serai toujours ton amie.

— Amie, répété-je.

— Tu...tu ne m'en veux pas ?

Je suis tellement heureuse que j'en fondrais en larmes.

— Non. Non, je ne t'en veux pas.

— Vraiment ? Oh, Alicia...

Le nom agit sur Jane comme un électrochoc. Elle se redresse, d'un coup, elle s'arrache violemment à Madlyn.

Ses yeux se rivent aux miens, et je sais qu'elle me voit, qu'elle me reconnaît.

— Alicia, souffle-t-elle.

Puis elle se jette sur moi. 

Evasion (Cass-tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant