Chapitre 45

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Ross remonte sa manche, prêt à faire sortir son arme laser intégrée-celle qu'il déteste tant utiliser-et à la déchaîner sur la serrure. Je le retiens. Désigne du menton la petite plaque noire incrustée dans la poignée.

— C'est...? commence-t-il.

— Un lecteur d'ADN, confirmé-je.

— Tu penses...?

— Eh bien, ça vaut le coût d'essayer, non ?

— On pourrait déclencher une alarme.

— Parce qu'en mitraillant la porte, il n'y a aucun risque ?

Il grimace.

— Pas faux.

— Qu'est-ce que vous fichez ? peste Madlyn. On n'a pas une seconde à perdre !

Je la fusille du regard, tandis que Ross passe un doigt sur sa langue puis le pose sur le lecteur.

Je retiens mon souffle. Un voyant bleu se met à clignoter ; un léger vrombissement se fait entendre, puis une voix électronique s'élève.

ADN en cours d'analyse...ADN en cours d'analyse...ADN reconnue : Docteure Thétis Grazziano, personnel autorisé.

Le voyant passe au vert ; la porte s'ouvre. Madlyn jette à Ross un regard méfiant.

— Je peux savoir comment c'est possible ? crache-t-elle.

— C'est pas le moment, la rabroué-je.

Elle me fusille du regard, puis se précipite sans plus attendre aux côtés de sa femme. Elle s'agenouille à ses côtés, passe un bras autour de ses épaules et, avec une tendresse dont je ne la pensais pas capable, l'écarte du mur.

Je la suis, le cœur battant, mais m'arrête à quelques pas.

Elles sont là, toutes les deux, un couple, une famille dont je ne fais pas partie ; et Jane murmure et murmure tout bas, fiévreusement, et Madlyn la serre contre elle comme une enfant apeurée, essuie son front sanguinolent du revers de la manche, lui souffle quelque chose à l'oreille ; et je ne vois pas ce que je peux faire qui ne serait pas inutile, je ne vois pas comment je pourrais être autre chose que de trop.

Tu n'es pas de trop, me dit Ross avec force. Tu ne seras jamais de trop.

Mais je sais qu'il se trompe.

Alors je recule ; je sors de la cellule ; je ravale mes larmes ; je repousse mon envie de les rejoindre et de serrer Jane contre moi, de lui dire que tout ira bien.

Madlyn la prend dans ses bras comme si elle ne pesait rien, nous rejoint au dehors. Elle ne nous regarde pas, ni Ross, ni moi ; ses yeux brillants sont rivés sur sa femme, ses traits à la fois tendres, bouleversés et enragés. Jane paraît minuscule et squelettique contre la poitrine de la grande Yajtuite ; ses lèvres continuent de psalmodier une litanie incohérente. Elle est si loin de la femme vive et malicieuse que j'ai à peine eu le temps de rencontrer...Je me mets à trembler de tout mon corps. Jamais je ne me suis sentie aussi impuissante. De nouveau, Ross me prend la main, mais je le sens à peine.

Puis Madlyn se rapproche encore, et je finis par distinguer les mots de Jane.

— Pardonne-moi, s'il te plaît, pardonne-moi...

Pour la toute première fois, je me demande ce que ma mère a vu sur l'écran de cette salle de torture.

Je me demande ce qu'elle a fait d'assez horrible pour que le revivre la mette dans cet état.

— Il faut qu'on y aille, nous presse Ross.

Je hoche la tête, me force à rester concentrée. Juste avant de m'élancer dans le couloir, cependant, je remarque une porte différente des autres. Elle possède la même serrure à ADN, est faite du même métal renforcé ; mais elle n'a pas de hublot.

Je suis incapable de m'en éloigner.

Mes pieds s'avancent de leur propre gré ; mon cœur s'affole ; et il faut que je vois ce qu'il y a de l'autre côté, je ne sais pas pourquoi, mais il le faut.

— Cass ?

— Tu peux l'ouvrir ?

Ross ne pose pas de question. Il pose son doigt sur la plaquette noire ; quelques secondes plus tard, la porte pivote.

Mon cerveau refuse d'abord d'accepter ce qu'il voit. Puis, lentement, la réalité s'infiltre à travers mes barrières, elle s'impose à moi. Et je comprends, trop tard, que je n'aurais pas dû ouvrir. Que je ne me remettrais jamais complément de ce qui se trouve sous mes yeux.

Au centre de la cellule se trouve une fille. Elle est attachée à une chaise, des liens fermement serrées sur ses chevilles, poignets, ventre et cou. Elle ne porte qu'un short et une brassière en coton fin, et la lumière bleutée des lampes de sécurité donne à tout son corps un aspect fantomatique : ses membres squelettiques, ses veines saillantes, sa peau cadavérique qui laisse transparaître côtes et articulations. Des dizaines d'électrodes sont collés sur son crâne rasé, et la relient à d'étranges machines qui vrombissent au plafond. L'aiguille d'une perfusion s'enfonce dans son bras ; je devine qu'elle ne quitte pas souvent sa prison.

Et pendant un instant, j'essaie de m'imaginer ce que c'est de vivre à sa place : enfermée jour et nuit entre quatre murs, à moitié nue, affamée et immobilisée. Maintenue juste assez en vie pour être utile à ses tortionnaires, et juste assez proche de la mort pour ne pas leur poser problème.

Depuis que j'ai appris la nature des expériences qui se déroulaient ici, je me suis posée la mauvaise question. Pourquoi ? Pourquoi faire une telle chose ? Pourquoi exposer des détenus à leurs pires actions, pour ensuite les réduire à l'état de viande ?

Mais avec Thétis, il est inutile de se demander pourquoi. Parce qu'elle a ses raisons, toujours, elle a ses obsessions, et personne d'autre qu'elle ne peut vraiment les comprendre.

La question que j'aurais dû me poser, c'est : comment ?

Comment arrive-t-elle à dérober les souvenirs de ses victimes au sein même de leur esprit ?

Voilà la réponse. Une fille attachée sur une chaise. Une fille que je n'ai jamais vue, et que je reconnais pourtant jusque dans les moindres détails. Oui, je connais chaque trait de son visage, chaque centimètre de sa peau, chaque ligne de ses mains. Et je connais son pouvoir.

Cette fille, c'est moi.

— Comment...? balbutie Ross.

Je perçois son choc, son horreur. Étonnamment, ça me calme : tout m'apparaît froidement, une suite d'actions à accomplir. Je crois qu'au fond de moi, je sais que si je m'autorise à ressentir quoi que ce soit en cet instant, je n'y survivrai pas. 

Alors je réponds à mon  coéquipier de mon ton le plus neutre :

— Un clone, je suppose. Thétis a dû collecter l'ADN de toutes les victimes d'Akhilleús, et quand elle a réalisé la nature de mon pouvoir, elle a décidé de s'en servir.

— C'est quoi, Akhilleús ? intervient Madlyn. Et c'est quoi ce délire de clones ?

Pour une fois, son ton n'a rien de condescendant. Je jurerais même que sa voix tremble.

Sans répondre, je m'agenouille devant la prisonnière. De près, sa maigreur est encore plus frappante. Elle paraît plus jeune que moi, mais peut-être est-ce seulement dû aux mauvais traitements qu'elle subit.

Je glisse ma main dans la poche de mon tailleur, et récupère les crochets que Tyler y a glissés pour moi. Je crois que Ross est en train de me parler, mais je ne l'écoute plus. Il n'y a que mon clone et moi, que son souffle faible et le mien saccadé, tandis que je déverrouille les boucles métalliques qui la gardent captive avec une délicatesse infinie.

Je sais que c'est imprudent et que ça pourrait nous coûter notre évasion. Je sais qu'elle ne mérite pas plus d'être sauvée que les prisonniers des cellules voisines. Je m'en fiche.

Je ne pars pas d'ici sans elle.

Evasion (Cass-tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant