Chapitre 12

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     Midi arrive. Vywyan n'a laissé échapper aucune explication, et Jane et Madlyn ne se sont toujours pas montrées. J'en suis réduite à espérer un retour vindicatif de Médor-histoire de me défouler sur quelqu'un. Mais non : il reste à l'écart, comme s'il pouvait sentir que ça m'énervait.

     Nous sommes de retour dans la queue, et je scrute en vain les visages. Tyler n'est pas au comptoir-il doit être quelque part en cuisine, cependant je ne peux m'empêcher d'être inquiète. Je ne sais pas quels dossiers il a trafiqués pour se faire embaucher ici, mais s'il a fait la moindre erreur, il risque gros.

     Nous finissons assis à la même table et aux mêmes places que ce matin : Ross à ma droite, Rémond face à lui et Vywyan face à moi.

    Je fixe la bouillie dans mon assiette.

    — C'est quoi, d'après vous ? m'enquiers-je.

    — Même le cuisinier ne doit pas le savoir, ricane Vywyan.

    Je saisis ma cuillère. Mon estomac se noue. Ce n'est pas tant l'aspect de la nourriture que l'angoisse qui ne m'a pas quittée depuis mon arrivée ici. Le résultat est le même, cependant. Je ne peux m'imaginer avaler quoi que ce soit.

     Mais je n'ai déjà rien mangé ce matin, et après ma course, je me sens faible. Impossible de m'évader si je meurs de faim avant.

    J'enfourne la mixture dans ma bouche avec une grimace.

    Ce n'est pas si mauvais que ça, en fin de compte. Ça a un goût de...

    Mes mains.

    Mes mains sont attachées et je n'arrive pas à me libérer. Je tire, encore et encore. Les liens s'enfoncent dans mes poignets. La peau se déchire, le sang ruisselle le long de mes bras-mon sang. Mais je continue. Je scie ma propre chair contre le plastique, la douleur étouffée par la peur.

     Ça va recommencer. Ça va recommencer et je n'y survivrai pas, je ne veux pas y survivre. Mieux vaut perdre mes mains que rester ici. Mieux vaut mourir qu'endurer ça-encore.

— Cass ! Cass, réponds-moi !

Le monde tourne autour de moi, un million de tâches floues s'agite devant mes yeux. Je voudrais répondre, mais mes lèvres ne m'obéissent plus. Je me force à bouger, à revenir à moi.

La première chose que je sens, c'est le corps de Ross contre le mien. Ses bras qui m'enveloppent. Sa panique, à peine contenue, qui s'agite à la lisière de mon esprit. Me suis-je écroulée sur lui ?

Puis ma vision se précise. Je vois le visage apeuré de Vywyan, penché vers moi par-dessus la table. Rémond, qui m'observe avec un intérêt de scientifique.

Je prends une grande inspiration et me redresse. Ross garde un bras derrière mon dos, s'attendant visiblement à ce que je m'effondre de nouveau d'un instant à l'autre. Je ne suis pas certaine qu'il ait tord.

— Ça va, affirmé-je. Je vais bien.

— Qu'est-ce qui t'es arrivé ?

Je me contente de secouer la tête. Je suis bien incapable de l'expliquer.

J'ai l'habitude de voir mes pires souvenirs ressurgir aux moments les moins opportuns. La vision d'une aiguille, l'odeur du désinfectant...il n'en faut généralement pas plus pour que mon passé prenne le dessus. Mais ça...

Ce n'était pas un souvenir.

Pas le mien, en tout cas.

— Mange, m'ordonne Vywyan. Ça te fera du bien.

Je scrute une nouvelle fois la bouillie dans mon assiette. Du bien, vraiment ?

Je me force à en prendre une nouvelle bouchée. Mâche. Avale.

La machine se remet à vrombir.

Le bruit est infime, mais je l'entends. Je le connais.

Je redouble d'efforts sur mes liens. Je ne sens plus mes poignets, mes doigts sont poissés de rouge, mais je m'acharne-en vain.

Devant moi, l'écran s'anime.

Je reconnais ma ville natale.

Je sais ce qui va suivre.

S'il vous plaît, supplié-je. Tout, mais pas ça...

Je me retrouve de nouveau dans les bras de Ross. J'entends des gens parler, mais je n'arrive pas à distinguer ce qu'ils disent. Devant moi, la cantine apparaît et disparaît par flashs. J'aperçois la silhouette d'un gardien qui s'approche.

Je me force à me lever. Ross essaie de me retenir, me dit quelque chose. Je trébuche sur le sol, me remets sur mes pieds.

...pas ce jour-là, s'il vous plaît...

Ma joue est sur le carrelage.

Debout, Cass.

J'essaie. Je ne sais pas pourquoi, à quoi bon, mais j'essaie de me relever.

  Aussitôt, je retombe. La douleur qui explose dans mes genoux me parvient étouffée-comme la souffrance de quelqu'un d'autre. Je vomis sur le sol le peu que j'ai ingurgité.

La nourriture. C'est dans la nourriture.

     Il y a des gens autour de moi...est-ce que je les connais ?

     Je dois les prévenir. Leur dire de ne pas manger.

     Mais de nouveau, le monde s'efface. La peur d'un autre fait trembler mes membres ; ma bouche s'anime avec ses mots.

     — Tuez-moi. Tuez-moi, s'il vous plaît.

Evasion (Cass-tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant