Chapitre 56

79 11 6
                                    

Il pourrait m'arrêter, on le sait tous les deux. Mais il me laisse faire. Et je le regarde droit dans les yeux tandis qu'il tombe à mes pieds, je le regarde essayer de parler, s'étouffer avec le sang qui jaillit de sa bouche. Il a mal, je le sais. Je le sens dans ma propre chair.

Il y a une part de moi qui donnerait n'importe quoi pour faire cesser cette douleur. Cette part de moi qui souffre avec lui, qui pleure avec lui, qui l'a déjà pardonné, parce qu'elle l'aime trop pour lui en vouloir.

Je la bâillonne au fond de mon esprit, l'étouffe jusqu'à ce qu'elle en meurt. Je force ma colère à croître, parce que ça adoucit ma peine, parce que si je le traite en ennemi, je finirai peut-être par oublier ce que ça faisait d'avoir ses lèvres contre les miennes.

Il a mal. Je le sais.

Mais pas encore assez.

Je lui réponds d'un ton froid. Je laisse les mots s'extirper de ma bouche, des mots que je n'avais pas encore osé formuler dans ma tête.

— Tu es la première personne à qui j'ai accordée ma confiance. La seule à qui je l'ai jamais accordée totalement. Et tout ça pour ça ?

Il me supplie du regard. Il voudrait que je le l'écoute.

Que je comprenne.

Pendant un instant, je revois tous les regards brulants qu'il m'a jetés et je sens ses mains, partout sur ma peau. Je ne peux plus respirer.

Puis je me rappelle la sensation de l'aiguille qui s'enfonce dans mon cou.

— C'est fini, Ross. Ce que tu m'as fait, on ne pourra pas le surmonter.  Mais tu sais quoi ? Je devrais presque t'en remercier, parce que grâce à ça, j'ai réalisé quelque chose.

Je me penche vers lui, assez près pour l'embrasser, et lui mens droit dans les yeux :

— Je n'ai jamais eu besoin de toi, même si on a tous les deux été assez stupides pour le croire.

Je tourne le scalpel dans sa chair, lui arrachant un grognement. La douleur explose dans ma propre gorge et pendant quelques instants, ma vision se brouille. Je pourrais bloquer notre lien, m'épargner cette souffrance, mais je n'en ai pas envie. Je veux savoir juste à quel point il a mal, le savoir avec certitude.

Je me demande vaguement si cette blessure n'est pas trop grave, même pour lui. Si je ne suis pas en train de le tuer.

Je me demande si j'en ai envie.

— J'ai cru que t'étais l'amour de ma vie, repris-je. J'y ai vraiment cru. Mais t'étais juste une erreur, la plus grosse, plus idiote de toutes mes erreurs.

Je tourne encore le scalpel.

— Et j'espère que tu vas crever, continué-je en haletant, que quelqu'un trouvera le moyen de te faire crever. Parce que je n'ai pas de temps à perdre à m'en occuper, mais que si l'enfer existe, j'aimerais vraiment qu'on s'y retrouve. Tu n'imagines même pas à quel point ça me ferait plaisir, Roma Grazziano. A quel point je profiterais d'une éternité de souffrance, si ça veut dire que je peux t'entendre hurler à côté de moi.

Je le regarde encore quelques secondes, le cœur battant. Quelque chose meurt dans ses yeux quand je romps notre lien mental.

Il sait que je ne le rétablirai pas.

Je me lève. J'ai un vide dans mon esprit à la place que Ross occupait, et j'essaie de faire comme si je ne m'en rendais pas compte. J'ignore la voix qui me hurle de faire demi-tour, de revenir à ses côtés et de le serrer contre moi. Sans un regard en arrière, je sors de la salle, débouche dans un couloir aux parois métalliques. Thétis m'attend devant la porte, Madlyn toujours attachée à ses côtés.

Si seulement ce qui s'était brisée en moi à ta mort pouvait simplement se réparer avec ton retour, m'a dit la Yajtuite.

Il vient de m'arriver exactement la même chose. Ross a brisé quelque chose en moi, quelque chose qui ne se réparera jamais.

Je ne suis pas sûre de savoir qui je suis, sans ça. Je ne suis pas sûre d'avoir envie de le savoir. Parce qu'à présent, je n'ai plus rien à perdre. Je n'ai plus aucune raison de vivre, et plus aucune limite.

Thétis jette un regard désapprobateur à mes mains poissées du sang de son fils. Je les essuie sur mon jean.

— J'espère que tu as ôté le scalpel, me réprimande-t-elle. Je n'ai pas envie qu'il meurt d'une hémorragie sur le sol de ma salle d'opération, et j'ai mieux à faire que d'aller m'en assurer.

Je ne l'ai pas fait. S'il tient vraiment à cicatriser, il n'a qu'à s'en occuper tout seul.

— Je peux le sortir de la salle, si c'est ça qui te pose problème.

— Ne sois pas impertinente.

— Qu'est-ce que tu veux, Thétis ?

— Tu le sais, non ? Je veux que tu travailles pour moi.

Je manque d'éclater de rire. Puis je me souviens de ce qu'elle nous a dit, lors de notre évasion.

Bientôt, vous réaliserez votre erreur. Vous ferez marche arrière, vous retournerez à moi, de votre plein gré et avec hâte.

C'est ce qu'on a fait. C'est exactement ce qu'on a fait.

Je veux que tu travailles pour moi.

Le pire, c'est qu'elle est sérieuse.

Ou plutôt, le pire, c'est que je n'ai pas le choix. Elle a Madlyn.

J'essaie d'imaginer ce que ça serait, de lui obéir. De déguiser la haine qui me brûle les entrailles, de ravaler mes insultes et de lui appartenir, de vraiment lui appartenir. L'idée pourrait me rendre dingue, si je ne l'étais pas déjà.

J'ai passé quatorze ans à attendre ma vengeance. Quatorze ans à mentir, à faire semblant d'être passé à autre chose. Je peux attendre encore un peu. Prétendre un peu plus longtemps. Je peux jouer selon ses règles, jusqu'à ce que sa vigilance diminue, et qu'elle me montre ses faiblesses.

Ce sera ma plus dangereuse, ma plus brillante escroquerie.

Et ça me tue de le dire, mais je force le mot à sortir d'entre mes dents serrées :

— D'accord.

Une lueur malsaine apparaît dans les yeux de ma tortionnaire-à la fois triomphale et cruelle.

— A genoux, m'ordonne-t-elle.

— Quoi ?

— Je te veux à genoux, Cass Jackson.

Je voudrais lui cracher au visage, mais elle pose une main possessive sur l'épaule de Madlyn-une menace pas si implicite.

Je croise le regard de la Yajtuite. Ce n'est pas vraiment ma mère, en fin de compte. Ou peut-être que si ?

Quoi qu'il en soit, elle est revenue pour moi. Et je sens que si elle devait le refaire, elle n'hésiterait pas. Je sens qu'elle est dans mon camp, qu'on pourrait faire équipe.

Sauf que je ne ferai plus jamais cette erreur.

Si Ross m'a trahie, alors Madlyn pourrait très bien le faire, et Tyler aussi, ou Vywyan.

La première personne à qui j'ai accordé ma confiance...il sera aussi la dernière.

On va s'en sortir, m'assure la voleuse avec les yeux. On va s'en sortir, Cass.

Mais ce n'est pas pour elle que je m'agenouille, que je lève un visage docile vers Thétis Grazziano. C'est pour moi, et pour la seule chose qu'il me reste : la vengeance.

— Je suis à votre service, Docteure, murmuré-je.

Dans ma tête, cependant, je me fais une autre promesse.

Je vais les réduire en cendres.

Evasion (Cass-tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant