Chapitre 39

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Un flot brûlant jaillit, illumine toute la pièce de reflets orangés. La femme hurle et hurle tandis que ses feuilles s'embrasent. Son pistolet lui échappe des mains et rebondit sur le sol. Le feu se répand rapidement au reste de son corps ; ses vêtements sont les premiers à tomber en cendres. Elle s'effondre à mes pieds, se tortille sur le sol, et le cri qui s'échappe de sa gorge se fait de plus en plus déchirant, de plus en plus animal. Sa peau, désormais couleur charbon, est parcourue de veines rougeoyantes.

Je veux détourner les yeux. Je voulais les détourner ce jour-là et je le veux à présent comme je l'ai voulu à chaque fois que j'ai revu cette scène, mais je n'y arrive pas, je n'y arrive jamais. Je la regarde, horrifié, fasciné, tandis que ses hurlements se font plus faibles, ses mouvements plus lents, le rougeoiement plus ténu. Les dernières flammèches s'éteignent ; ne reste qu'une lueur qui perce de sous sa peau. L'obscurité est revenue dans le salon.

Ce n'était que mon travail, sangloté-je. Mon chef voulait que je la tue, je ne sais pas pourquoi, je n'avais pas le choix, s'il vous plaît, je n'avais pas le choix. On ne peut pas les tuer autrement, les chlorophyiens, je l'aurais fait si j'avais pu, je l'aurais laissé vivre si j'avais pu, je les aurais toutes les deux laissé vivre. S'il vous plaît...

Mon corps ne m'appartient plus. Je me débats et me débats même si c'est inutile, même si ça me fait mal. Je me débats contre les liens autour de mes poignets, de mes chevilles, de mon front. Je me débats et ils s'enfoncent dans ma chair, le sang dégouline sur mes membres et dans mon cou, les larmes ruissellent sur mes joues et dans ma bouche.

Je ne veux pas voir la fin.

S'il vous plaît, je préfère mourir que de revivre la fin.

Je ne faisais que mon travail.

Maman ?

Une petite fille est apparue à l'écran. Une petite fille en pyjama rose, avec trois yeux noirs ensommeillés et la peau comme l'écorce lisse et tendre d'un tout jeune arbre.

Elle sursaute en me voyant. Son visage enfantin prend une expression curieuse.

Tu t'appelles comment ?

Je m'entends déglutir dans les hauts parleurs. Mes doigts se mettent à trembler sur le lance-flamme.

Moi, c'est Lyrine. Mais tout le monde m'appelle Ly. J'ai six ans et toi tu as quel âge ? Tu as vu ma maman ? Tu sais pourquoi ça sent la fumée ? Maman dit que je dois pas m'approcher quand ça sent la fumée. Mais d'habitude la fumée n'est jamais à l'intérieur. Je devrais peut-être ouvrir la fenêtre. Tu crois que je dois l'ouvrir ? Mais je ne suis pas assez grande, je n'y arrive jamais, j'en ai marre d'être petite. Tu peux ouvrir la fenêtre ?

Je lève l'arme, le canon vacille, mes doigts sont crispés sur le déclencheur.

Je me rappelle encore ce que je me suis dit à ce moment là. Que les ordres étaient de ne pas laisser de témoins, et que je devais suivre les ordres. Que je n'étais responsable de rien, car je ne faisais que mon travail.

Je ne faisais que mon travail, répété-je sans personne pour m'entendre. Je vous en supplie, arrêtez ça...

Mais les images continuent de défiler à l'écran. Les cris de Lyrine envahissent les hauts-parleurs et résonnent dans la pièce, encore et encore, ils me déchirent les tympans, me déchirent de l'intérieur. Son petit corps s'embrase en quelques secondes à peine. Ma prise s'affermit sur le lance-flammes.

Je suis un meurtrier.

Je suis un monstre.

J'aurais dû me tuer ce jour-là et chaque jour depuis, mais j'ai toujours été trop lâche et maintenant je ne le peux plus.

Tout à coup, l'écran redevient noir.

Les hauts parleurs grésillent puis s'éteignent. Il n'y a que moi dans le silence-mes sanglots étouffés, mon souffle haché. Je voudrais pouvoir arrêter de respirer mais mes poumons ne m'obéissent pas, ils se gonflent et se dégonflent encore et encore, et mon cœur pompe mon sang et me maintient en vie seconde après seconde.

Puis j'entends une porte s'ouvrir dans mon dos. Des talons claquent sur le sol en métal, et une femme apparaît devant moi.

Elle est belle, pour une humaine. Ses traits sont d'une symétrie irréelle ; sa peau pâle ne possède pas la moindre imperfection. Ses lèvres pleines sont peintes en rouge sang, ses cheveux noir de jais noués en un chignon soigné. Elle se dresse au-dessus de moi dans sa blouse immaculée, comme une espèce d'ange vengeur.

Tuez-moi, la supplié-je d'une voix que je ne reconnais plus. Tuez-moi, je vous en supplie...

Un minuscule pli apparaît entre ses sourcils.

C'est vraiment ce que tu veux ? me demande-t-elle.

S'il vous plaît...

Elle lâche un soupir contrarié. Je tremble de tout mon corps.

Enfin. Enfin, faites que ça s'arrête.

La femme glisse une main parfaitement manucurée dans la poche de sa blouse. Elle en sort un scalpel, l'examine pensivement pendant quelques secondes, comme si elle ne l'avait jamais vu, comme si elle n'était pas sûre de ce que c'était.

Puis elle me tranche la gorge.

Je n'ai pas le temps de la remercier.

Evasion (Cass-tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant