Chapitre 14

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J'ai dû passer plusieurs heures inconsciente, parce qu'une infirmière nous apporte rapidement le dîner. Malgré son insistance, je refuse de manger quoi que ce soit d'autre que des fruits. Jane, elle, avale la bouillie sur son plateau avec un haussement d'épaule. Je n'ai d'autre choix que de la regarder en silence, luttant contre le cri et la nausée qui montent dans ma gorge.

Je devrais sans doute prendre contact avec Ross. Je perçois son inquiétude-sourde et lointaine, mais bien présente. C'est lâche de ma part de le laisser dans cet état ; mais là, tout de suite, je ne me vois pas gérer les pensées de quelqu'un d'autre en plus des miennes. 

J'aurais aimé avoir plus de temps pour parler avec Jane, mais dès le repas fini, quatre gardiennes font irruption dans l'infirmerie et nous escortent vers nos cellules respectives. Apparemment, il a été décidé que je ne risque pas de m'évanouir de nouveau.

Dès qu'elle me voit, Vywyan saute à bas de son lit et se précipite vers moi. Elle me serre contre elle de toutes ses forces ; la porte claque dans mon dos.

— Tout va bien, mens-je.

Elle finit par reculer, me laissant enfin respirer. Ses yeux de chat me scrutent de haut en bas, cherchant la moindre blessure.

— Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

— Une sorte de...choc. Ma télépathie m'a transmis un souvenir très violent, et je crois que ça m'a fait disjoncter.

— Un souvenir d'Akhilleús ?

— Non. C'était...il ne m'appartenait pas.

Elle fronce les sourcils.

— Alors à qui était-il ?

Je me laisse tomber au sol, le dos appuyé contre le mur et la tête renversée en arrière. Ferme les yeux.

— Cass ? Tu es sûre que tu vas bien ?

— Rationnelle.

— Quoi ?

— Il faut que je restes rationnelle. Que je mettes au point un plan.

— A propos de Jane et Madlyn ?

Je secoue la tête. Jamais je ne me suis sentie aussi fatiguée. Les problèmes s'accumulent, et je me noie dedans. Déjà, je suis submergée, la tête sous l'eau ; mais le niveau continue de monter et de monter au-dessus de moi, la lumière du jour toujours plus lointaine, et mes chances de m'en sortir vivante toujours plus minces.

— Wy...

— Quoi ?

— Il y a des humains hachés dans la purée.

Seul le silence me répond.

— Je crois que tu aurais dû rester plus longtemps à l'infirmerie, finit par lâcher mon amie.

— Je ne suis pas folle. La...la personne dans mon assiette...c'est à elle qu'appartenait le souvenir.

— Tu es sûre ?

Je lève les yeux vers mon amie. Elle qui a toujours un sourire aux lèvres, elle est à présent impassible. Je sais pourtant que derrière ce masque, elle bouillonne autant que moi.

— Crois-moi, répliqué-je, je préférerais ne pas l'être.

Elle me fixe encore quelques secondes, puis hoche la tête.

Elle pourrait paniquer, s'effondrer, me répéter ce que je sais déjà : que c'est atroce, que ça n'a pas de sens. Mais elle n'en fait rien. Vywyan est peut-être gentille, bienveillante et optimiste, mais c'est la fille d'un chef de gang. Elle sait que le meilleur moyen de faire face à l'horreur, le seul moyen de ne pas s'écrouler, c'est parfois de prétendre que rien ne nous touche. 

— Tu as raison, me dit-elle. Il nous faut un plan.

A mon tour, je hoche la tête.

— J'y travailles. Tu devrais aller te coucher.

— Seulement si t'y vas aussi. Tu dois te reposer, Cass.

Je lève les yeux au ciel, mais capitule.

— Lance-moi la couette.

Elle hausse un sourcil, mais me passe sans un mot couverture et oreiller. Je n'ai pas besoin de lui expliquer, pas besoin de lui parler de l'angoisse qui s'empare de moi face au plafond trop proche : elle a déjà tout compris.

Je ne sais pas comment j'ai pu survivre sans elle aussi longtemps.

Je m'allonge, essaie en vain de me détendre. Il n'y a que nos souffles dans l'obscurité, ni l'un ni l'autre paisible. Et par-dessous mes propres craintes, je perçois encore celles de quelqu'un d'autre.

Enfin, je me glisse dans son esprit. Une vague de soulagement m'accueille.

Tu as pris ton temps, peste-t-il.

Je me suis dit que tu étais sans doute plongé dans une conversation passionnante avec Rémond. Je voulais pas vous déranger.

Te fiche pas de moi. Tu vas bien ? Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Pourquoi tu ne m'as pas contacté ?

Je...

Je pourrais me contenter de quelques mots, comme avec Vywyan. Une  ou deux phrases neutres pour résumer le chaos qui hurle sous mon crâne. Mais c'est Ross, et j'ai envie de tout lui dire. Besoin de tout lui dire. 

Je réalise soudain à quel point j'ai été stupide de l'éviter.

Comme la voyante, il comprend sans que j'ai besoin de lui expliquer.

Montre-moi, m'invite-t-il.

Je devrais sans doute protester, lui dire que c'est affreux et qu'il n'a pas envie de voir ça. Mais après tous les souvenirs atroces qu'on a déjà partagés, je sais ce qu'il me répondrait. Alors je laisse les images défiler. Nous nous retrouvons ensemble dans cette minuscule pièce, face à l'écran, ensemble à déchirer contre nos liens la chair de nos poignets. Nous affrontons ensemble Thétis le serpent, puis Jane et l'infirmière.

Après ça, le silence s'étire. Que dire ? Je me sens mieux, pourtant. Je perçois la présence de Ross autour de moi. Il porte un peu de ma peur, moi un peu de la sienne, et tout est plus léger.

Evasion (Cass-tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant