Liverport

53 | ⚠️ Shawn Soprano

Après la soirée, une fois que les garçons eurent terminé de ranger et soient montés se coucher, Louka passa rapidement dans les chambres, ses doigts glissant machinalement sur les poignées de porte pour en tester la solidité, vérifiant que tout était en ordre. C'était une habitude qu'il avait développée assez récemment, quand sa sœur et lui avaient repris le Soprano ; une routine mécanique et contrôlante. Mais lorsqu'il s'arrêta devant la troisième porte, quelque chose en lui s'alourdit. Une légère tension se nicha dans ses épaules.

Il tourna la poignée et entra dans la chambre aux teintes jaunes. Cette pièce avait toujours une odeur particulière, un mélange de poussière et de souvenirs qui le prenait à la gorge à chaque fois. Ses pas le menèrent à côté du lit à montants sombres.

Il savait exactement où se poserait son regard s'il le laissait errer. Sur le mur en face de lui, juste au-dessus de la table de chevet. L'impact de balle était toujours là, minuscule mais indélébile. Il ferma un instant les paupières. Un souffle tremblant quitta ses lèvres, imperceptible.

Sous ses pieds, il pouvait presque sentir la tache de sang qui s'étendait sous le tapis, bien cachée. Il se pencha légèrement, comme si son corps cherchait à confirmer la présence invisible de ce témoin macabre. Le tapis avait été cloué, probablement pour que plus jamais personne ne voie cette marque de violence, mais Louka, lui, n'avait jamais oublié. Il n'avait pas besoin de la voir. Elle vivait en lui, gravée dans son esprit.

Il se souvint de ce jour-là, adolescent, debout à côté de son père, Shawn. L'arme entre ses mains moites d'angoisse tremblait. Il entendait encore son cœur battant à tout rompre dans ses tympans. Shawn ne lui avait demandé de tirer qu'une seule fois. Le reste n'était qu'un ordre tacite, un regard, une pression invisible qui pesait sur ses épaules, l'obligeant à agir. Il savait que s'il ne le faisait pas, son père s'en chargerait. Et il le ferait d'une manière bien plus brutale.

Louka se revit lever l'arme, le poids du métal froid dans sa main. L'attente, le doute, les mille scénarios d'évasion impossibles qui avaient défilé dans sa tête. Et finalement, le bruit du coup de feu assourdissant qui résonna entre les os de son crâne pendant des semaines. Shawn n'avait rien dit, pas une seule parole pour le féliciter. Il s'était contenté de quitter la chambre, laissant Louka seul avec son acte.

Cette pièce portait les cicatrices de ce jour et de bien d'autres. Le lit en bois sombre, avec ses montants hauts, avait vu bien plus de souffrance qu'il ne le devrait. Les traces des cordes, des menottes et des sangles demeuraient, fantômes d'un passé que Louka refusait de toucher, mais qui restait à portée de main. Derrière la commode, il savait qu'un vieux magazine reposait encore là, vestige inutile d'une époque révolue, mais il ne se pencherait jamais pour le récupérer.

Le poids de ce moment, de cet endroit, étouffait toute la colère qui le consumait habituellement. Ici, il ne restait que la tristesse, un désespoir profond qui le vidait de son énergie. Cette pièce était un tombeau de tout ce qu'il avait perdu. Une partie de lui, de son innocence, de sa vie d'avant. Quelque chose de précieux, détruit à jamais.

Il ferma doucement les yeux, s'efforçant de repousser l'image de cet adolescent effrayé, prêt à tout pour plaire à son père, pour éviter de décevoir. Mais cette douleur, ce sentiment de trahison, resurgissait à chaque fois qu'il franchissait le seuil de cette chambre. Elle l'aspirait, le rappelait à ce qu'il avait été forcé de devenir. Chaque fois qu'il sortait de cette pièce, il sentait qu'une part de lui y restait, enterrée avec ce souvenir, sous le tapis.

Louka prit une profonde inspiration, puis relâcha lentement l'air, rouvrant les yeux. Comme à chaque fois, il se promettait de ne plus revenir ici, mais il savait que ce n'était qu'une illusion. Cette chambre faisait partie de lui, et qu'il le veuille ou non, elle resterait toujours là.