13.
- Qu'est-ce que tu vois, toi ?
Il fallut bien une minute entière pour que Milan comprenne qu'Alice s'adressait à lui. Une minute supplémentaire pour qu'il saisisse qu'elle lui parlait de la lune. Comment en étaient-ils arrivés là, déjà ? Il lui semblait pourtant qu'il était sur le point de partir pour rejoindre son lit. Alors pourquoi était-il à présent planté dans ce parc avec cette fille qu'il n'avait même pas envie de connaître davantage et qui lui parlait en jargon scientifique, alors qu'il était bourré et qu'il était à peine capable de marcher droit ?
C'était complètement invraisemblable. Il n'était pas capable de se contrôler et elle voulait réellement engager une discussion ? Il n'était pas en capacité de se concentrer. Alors, il lui répondit la première chose qui lui vient à l'esprit.
- Un rond. Gris. Avec des trous. Comme de l'emmental. Mais en un peu plus abîmé, et sans doute plus moisi aussi.
- C'est sûr que même une souris ne mangerait pas ça.
L'alcool aidant sûrement, le jeune étudiant en médecine éclata de rire devant le trait d'humour de la jeune fille. Il s'arrêta cependant lorsque les yeux de cette dernière se posèrent sur lui, intrigués. Ce n'était apparemment pas la réaction qu'elle attendait de lui. Que pouvait-on attendre d'autre d'une blague ?
Elle l'observa quelques secondes, les sourcils froncés. Sans même qu'il ne le veuille, Milan se fit la réflexion que cela lui donnait un air charmeur, un petit « je-ne-sais-quoi » qui lui donnait envie d'atteindre ses lèvres et de les mordiller de toute la frustration qui l'habitait.
Et voilà qu'il recommençait à délirer. Il allait peut-être falloir qu'il repense sa consommation d'alcool. Il pensait connaître ses limites mais il en était peut-être loin du compte, finalement. Il put cependant respirer de nouveau lorsqu'Alice reposa son attention sur l'astre céleste. Elle semblait être repartie dans sa bulle, celle qui excluait, presque naturellement, le jeune homme. Milan ne s'en offusqua pas. Il n'attendait de toute façon pas beaucoup plus d'Alice.
- C'est étrange. Je suppose que c'est l'alcool.
- Quoi ?
Il comprenait vaguement qu'elle parlait de lui, même si c'était subtil. Seule la mention de l'alcool lui avait mis la puce à l'oreille, mais il pouvait bien se tromper sur toute la ligne. Il n'était pas en état de jouer aux devinettes avec une fille qui avait comme loisir de se transformer en encyclopédie, minuit passé. Il s'était peut-être trompé de conte. Alice venait de passer du pays des Merveilles à Cendrillon en un claquement de doigts.
- Les gens répondent généralement « la lune ». Pas vraiment une comparaison avec de l'emmental moisi.
- Tu sais. Si ma réponse ne te convient pas, sache que je n'en ai pas grand-chose à faire.
- Evite de monter sur tes grands chevaux. Je faisais juste la remarque.
- Hum.
Milan se renfrogna. Il pouvait être facilement à cran quand il était bourré – et frustré, mais ça il ne le savait pas avant cette semaine. Ce n'était pas dans ses habitudes de ne pas assouvir ses envies. Il s'était sans doute emporté un peu vite. Ou alors il voulait juste terminer au plus vite cette conversation qui n'avait ni queue ni tête et qui ne les mènerait, de toute façon, nulle part.
- Tu poses cette question à tout le monde ?
- Quelle question ?
- Sur la lune ?
Alice sembla réfléchir un instant. Ce n'était pas non plus comme si elle parlait à tant de personnes que cela. Elle ne prit cependant pas l'expression « à tout le monde » à la lettre, comme elle aurait eu l'habitude de le faire auparavant.
Quelques années plus tôt, elle lui aurait rétorqué que ce n'était tout simplement pas possible qu'elle ait posé cette question à « tout le monde » et que c'était stupide de le penser. Enfin... quelques années plus tôt, elle ne lui aurait sans doute jamais parler et cette discussion n'aurait même pas eu lieu.
Elle tourna sept fois sa langue dans sa bouche avant de répondre. Elle n'aimait pas prendre des précautions. En réalité, elle détestait ça même. Mais elle avait appris, avec le temps, à faire attention. Elle essayait de comprendre, d'agir dans leur sens, et même de rentrer parfois, pour quelques instants, dans leur monde. C'était épuisant et ça ne valait pratiquement jamais le coup. Mais ça passait mieux avec les années, et puis ce n'était pas comme si elle faisait cet effort avec tout le monde. Elle était elle-même avec la plupart des personnes qu'elle rencontrait. Et elle se faisait détester. Elle avait pris l'habitude à force.
- A tout le monde que je connais ?
Il ne fallait tout de même pas exagérer. Elle avait ressenti le besoin de le préciser. C'était un moyen pour la jeune fille de poser sa réponse, de ne pas divaguer et de ne pas dire simplement ce qu'il lui passerait par l'esprit.
- Ça dépend. Si on se retrouve, comme cela, une nuit devant la lune, alors oui.
La réalité c'était que toutes les personnes de son entourage avaient eu le droit à cette question, et que toutes lui avaient répondu « la lune ». On pouvait néanmoins citer Emile qui faisait jusqu'alors figure d'exception. Il lui avait répondu « lumière ». Mais ils n'étaient que des enfants, alors sans doute que sa réponse ne comptait pas. Quand elle le lui avait reposé des années plus tard, il avait soupiré, exaspéré, et lui avait dit de le lâcher avec ses questions. Elle s'était tue, se mordant légèrement la lèvre inférieure comme elle le faisait systématiquement quand quelque chose la stressait. Ça et le fait de croiser ses doigts, les uns sur les autres.
- C'est pour mieux saisir les gens ?
- On en est au jeu des questions-réponses ?
- Hein ?
- Tu me poses des questions pour me connaître ?
- Non. Je te pose des questions pour ne pas m'endormir debout, vu qu'apparemment je suis coincé ici, avec toi, alors que mon lit m'attend gentiment.
- Un lit ne peut pas attendre. Et encore moins « gentiment ».
- Il peut.
- Non, un lit est un... Passons. Personne ne t'oblige à rester ici. Tu n'es pas attaché que je sache, ni menacé ?
Elle n'avait même pas pris la mouche, ce n'était pas une attaque. Elle avait dit cela calmement comme si elle se contentait d'en faire la remarque. Et elle n'avait pas tort. Rien n'obligeait Milan à rester l'écouter. Rien ne le forçait à repousser son départ. Rien, à part lui. Et ses foutues jambes qui ne voulaient pas écouter son cerveau.
Alice avait détourné la tête, comme si elle lui laissait réellement le choix. Il ne pouvait même pas la détester quand elle lui facilitait ainsi la tâche. Il se sentait idiot de partir comme ça mais il savait très bien qu'il n'avait rien à faire ici avec elle. Pourtant, alors qu'il atteignait le bout du chemin, il se retourna une dernière fois vers elle.
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Blue Blurred
RomanceAlice est une fille à part, détestée des trois quarts des personnes qu'elle connaît. Milan est un coureur de jupons, une fille différente chaque samedi soir. Tous les clichés commencent comme cela. Et pourtant, c'est leur histoire.