Au début, je ne suis que pensée, je n'entends rien, je ne vois rien. Je reste dans cet état pendant un temps indéfini.
Je perçois des sons lointains, un bourdonnement de voix, l'obscurité se déchire, comme un barrage sur le point de céder, une lumière de plus en plus vive jaillit des fissures, elle est aveuglante, je me couvre les yeux avec un bras.
Je suis allongé au sol, je porte des vêtements sales, très sales, je ne les reconnais pas, ils ne sont pas à moi ; et puis je pue, je pue affreusement. Je porte une main à mon visage, je trouve que ma barbe est longue et toute collante.
J'ai tellement faim, je n'ai jamais éprouvé une faim pareille.
J'essaie de me lever, la tête me tourne, j'y parviens avec beaucoup d'efforts.
Je suis entouré par une masse indéfinie de personnes – au moins une vingtaine – elles me regardent, elles commentent entre elles en espagnol, un espagnol inconfondable, celui des Argentins.
Des touristes ? Je suis par terre, entouré de touristes argentins ? Et puis, comment sont-ils déguisés ? Mais c'est quoi, le carnaval ?
Ils semblent tous sortis du plateau de tournage d'Il était une fois en Amérique.
L'un d'entre eux se penche vers moi et me demande, en espagnol :
"Comment allez-vous ?"
Je tente de lui parler, mais ma voix ne sort pas, puis je m'entends articuler en espagnol avec difficulté, d'un ton rauque :
"Où suis-je ?"
Comme ma voix est bizarre, elle me semble étrangère.
"Comment ça, où ? A Buenos Aires !" L'homme éclate de rire en regardant autour de lui.
La foule répond à l'unisson, dans un grand rire.
Buenos Aires ?
Je distingue au-delà de la foule une large route, des voitures passent, pas besoin d'être collectionneur pour comprendre que ce sont des modèles des années trente.
Je me sens confus, j'essaie de courir, mais je n'y arrive pas, mes jambes se dérobent, je tombe par terre.
La foule se tait, je sens leurs yeux sur moi, ils cherchent des réponses. Puis j'aperçois un homme avec une demi-miche de pain, je bondis comme un félin, je me jette sur lui et la lui arrache des mains.
Un vide se crée autour de moi, tout le monde me regarde comme si j'étais un animal échappé d'un cirque.
J'en dévore une grande partie en quelques secondes, je me jette vers la foule qui s'ouvre instantanément, dans un cri collectif, entre crainte et stupeur.
Je m'éloigne et je vois d'autres passants, habillés eux aussi comme dans les années trente, ils marchent dans la rue comme si je n'existais pas, j'aperçois un magasin de fruits avec une enseigne écrite en espagnol, puis une autre enseigne, et puis encore une autre : tout est écrit en espagnol. Il me semble que je deviens fou.
Tout à coup, j'entends un coup de sifflet, fort et prolongé, je me tourne et je vois un homme en uniforme, à cheval, il est proche du groupe de personnes que je viens de quitter. Ce doit être un policier, l'homme qui a parlé avec moi à mon réveil me pointe maintenant du doigt, j'accélère, le policier siffle à nouveau et me fait signe de m'arrêter. Je l'ignore et hâte le pas, mais il siffle trois fois, la dernière de façon particulièrement impérative, puis il vient au trot vers moi, me barrant le passage.
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L'hôte
Science FictionGiuliano vit à Paris. Un jour, il se réveille en 1936. Comment est-ce possible ? Comment revenir en arrière ? Si Giuliano change le cours de l'Histoire, que se passera-t-il dans son présent ? Une succession d'événements dans l'espace et dans le te...