Buenos Aires, 24 février 1940.
Tout s'est passé comme Manuel avait prévu, notre 20% sur le chiffre d'affaires nous procure une fortune. Nous vivons dans le luxe.
Quelques jours auparavant, nous avons entendu dire que le Président Ortiz voulait organiser sa soirée de fin d'année dans une milonga.
La Carillon est la favorite des pronostics, vues les amitiés du Sultan, on dirait que c'est joué d'avance, mais rien n'a été encore décidé.
Depuis que nous avons appris la nouvelle, Manuel n'est plus le même, il est souvent perdu dans ses pensées, irascible parfois.
Nous nous sommes donné rendez-vous, tous les quatre, pour prendre le petit déjeuner dans le jardin, c'est l'été, rien de mieux.
Manuel a été très silencieux, puis, ses mots ont jailli soudainement :
« Malédiction, malédiction, malédiction ! Il doit y avoir un moyen pour avoir la soirée chez nous, objectivement, la Floreal, c'est mieux que la Carillon ! Putain, regardez-moi ça ! » Il se lève brusquement, renversant sa chaise en arrière, et montre, de façon théâtrale, toute la propriété, de la villa au jardin.
« Faites-toi une raison, chéri, seulement un coup de poker pourrait faire pencher la balance en notre faveur », ajoute Jocelyne, avec ses inconfondables accents nasaux.
Manuel se fige d'un seul coup et son visage s'illumine. Jocelyne, Anabella et moi nous regardons désemparés.
Nous avons ainsi passé toute la matinée à concevoir un plan, avec une précision millimétrique, le coup de poker – la stratégie risquée qui pouvait bouleverser le jeu.
Jocelyne a connu à Paris une certaine Rosita, qui a la très précieuse qualité d'être une copine de Raquel de Monasterio, la femme d'Ortiz.
Rosita et son mari, Hypolito, n'ont pas eu d'enfants, ils consacrent donc une grande majorité de leur temps aux mondanités. Et ils en ont du temps à leur disposition, ils sont très riches, ils ne doivent pas travailler, ils doivent donc se trouver tous les jours une occupation.
L'été, ils organisent toujours une ou deux soirées dans leur villa luxueuse avec un immense jardin, dans le quartier de la Recoleta, à quelques pas de la Floreal.
Le 24 février aura lieu la prochaine réception, et Jocelyne, qui a entretemps repris contact avec Rosita, a été invitée.
Et nous voilà ici, à parcourir les rues du quartier, les quatre chevaliers de l'Apocalypse. Manuel et moi en smoking noir, Anabella porte une robe longue vert céladon qui met en relief ses long cheveux blonds et ses yeux clairs. Jocelyne a choisi une robe longue bleue, avec des décorations couleur champagne, les manches amples d'une coupe orientale, ses cheveux sont tirés en arrière avec deux boucles qui retombent de chaque côté, soulignant son cou, long et fin, et assortis à ses yeux noirs immenses de gazelle, elle porte un éventail bleu et rouge – elle rappelle beaucoup la Dame à l'éventail de Klimt.
Nous sommes dans le jardin, des serveurs passent sans cesse avec du champagne. Anabella et Jocelyne sont dans le groupe de Rosita, tandis que Manuel et moi discutons plus loin.
Anabella est discrète, Jocelyne, au contraire, rit, facilement et bruyamment, elle attire l'attention des hommes dans les parages – ils se lancent entre eux des sourires de complicité et des commentaires à voix basse, leurs yeux pointent indéniablement sur elle, Jocelyne, se posant furtivement sur sa peau, sur ses formes.
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L'hôte
Science FictionGiuliano vit à Paris. Un jour, il se réveille en 1936. Comment est-ce possible ? Comment revenir en arrière ? Si Giuliano change le cours de l'Histoire, que se passera-t-il dans son présent ? Une succession d'événements dans l'espace et dans le te...