5 - Je sais qui je suis

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Les douleurs aux côtes, aux jambes, à la mâchoire, aux pommettes, me réveillèrent, me ramenant à la réalité.

A la réalité ?

Je me retrouve dans une toute petite cellule, quelques mètres carrés, juste ce qu'il faut pour y mettre un lit.

Mes vêtements ont disparu, je porte maintenant une tenue carcérale.

Devant moi, par terre, il y a un bol métallique rempli d'eau, une assiette avec du pain et des morceaux de fromage. Je suis assoiffé, pratiquement déshydraté, je bondis vers le bol, mais je m'arrête d'un coup à cause des douleurs aux côtes ; j'avance doucement en essayant de ne pas forcer sur les muscles du torse.

Je bois d'un trait. Avec la faim que j'ai, je pourrais tout dévorer en quelques bouchées, mais la douleur à la mâchoire m'oblige à procéder très doucement.

Je m'allonge dans le lit. Comment je m'appelle ?

Je me concentre, je laisse aller mes pensées, un piano et une Vespa grise émergent du vide.

Des voix du couloir me ramènent à la réalité. Ce sont les voix de deux hommes, elles arrivent à moi, lointaines, mélangées, elles avancent dans ma direction.

Petit à petit, je commence à mieux entendre :

" On l'emmène où ? "

" Chez le barbier ! On ne peut pas l'emmener au colonel dans cet état ! "

Ils rient.

La porte s'ouvre, un faisceau de lumière entre, comme un doigt dans l'œil, il m'aveugle, j'entends la sentinelle crier « Lazare, lève-toi et marche ! "

J'essaie de me mettre debout, mais je tombe, les jambes tremblent.

L'autre se précipite, me menaçant avec sa matraque :

" Lève-toi, sale espion ! "

Je ressemble toutes mes forces et j'arrive à marcher, boitant, la douleur aux jambes est très forte, j'ai une cheville très enflée, je serre les dents pour ne pas hurler de douleur.

Ils essaient de me mettre une cagoule, je fais de la résistance, je prends un coup de poing dans l'estomac.

Cagoulé et menotté, j'avance, en boitant.

Nous descendons des escaliers, la température a baissé, nous parcourons un couloir étroit, je le comprends au bruit des pas qui résonnent contre les murs. Ils ouvrent une porte encore, je comprends me trouver dans une pièce plus grande, j'entends des pas autour de moi.

En quelques secondes je suis soulevé et menotté à quelque chose, je pendouille sans toucher le sol.

Je ne dis plus rien, je comprends que c'est inutile, je préfère épargner mes énergies.

Je sens une source de lumière à côté de moi, la cagoule m'est ôté, je me trouve à quelques centimètres d'une ampoule, je plisse les yeux.

" Italien, je te présente le barbier ! " dit un des deux gardes.

J'entends un bruit étrange, je m'efforce d'ouvrir les yeux, je vois un autre soldat en train de passer une lame de rasoir sur une ceinture en cuir, son regard est inexpressif.

L'homme au cigare, que j'avais vu la veille, est assis sur une chaise en train de lire un journal.

Il se lève, pose le journal sur une table, se place entre le barbier et moi et s'allume un cigare.

Le journal est à un mètre de moi, j'ai le temps de lui jeter un œil, c'est La Nacion Argentina, on peut y lire clairement le titre en première page, Benito Mussolini annonce la fin de la guerre d'Ethiopie et proclame la naissance de l'Empire.

Je cherche la date du journal, je la trouve et avec un peu d'effort j'arrive à la lire même : 9 mai 1936.

Tout a été préparé dans le moindre détail – le jour avant, le calendrier que j'avais vu au commissariat, indiquait 8 mai 1936.

Mais pourquoi toute cette mise en scène ?

Et si j'étais vraiment à Buenos Aires en 1936 ?

Impossible !

Avant – avant mon réveil sur le trottoir – je n'aurais jamais pu lire cette date sans lunettes, à bien réfléchir, je n'arrive pas à trouver une explication.

L'homme au cigare m'adresse la seule et unique question :

" Comment tu t'appelles ? "

Je le regarde dans les yeux sans répondre.

Il se tourne et hoche la tête au barbier.

Je sens que mon cœur va jaillir de la poitrine, le sang bat à mes tympans, les mains sont trempées de sueur :

" Arrêtez, arrêtez ! " Je crie.

Ils s'arrêtent.

"Je vous le jure, je ne sais pas comment je m'appelle ! «

L'homme au cigare hoche la tête à nouveau en direction du barbier, cette fois d'une façon sèche et gênée.

Le barbier déboutonne mon pyjama sur le torse, ma respiration est incontrôlée maintenant, il appuie la lame du rasoir sur ma poitrine jusqu'à faire apparaître les premières gouttes de sang, je retiens de toutes mes forces l'envie de crier.

Puis, lentement, il bouge la lame vers le bas, ma peau se déchire, je crie jusqu'à vider mes poumons, un cri que je ne reconnais pas, comme d'une bête blessée.

Je vois mon sang mouiller la lame et former un filet qui descend de la poitrine jusqu'à mon pantalon de pyjama.

Je perds connaissance.

Quand je me réveille, je suis à nouveau dans ma cellule.

Je ne sais pas l'heure, il n'y a pas de fenêtres, un faisceau de lumière entre par la verrière au-dessus de la porte.

Je suis sûr d'avoir bien dormi, ma tenue carcérale a été changée.

Je sens immédiatement la douleur à la blessure, je me déboutonne pour jeter un œil et je vois que la blessure a été soignée, des bandes entourent mon torse.

Un plateau avec de la nourriture a été mis par terre, près de mon lit. Il y a des brochettes avec de la viande grillée, une soupe de légumes, un morceau de pain, un bol d'eau et même une petite bouteille de bière.

Doucement, je commence à consommer le repas, puis je m'assieds sur le lit avec la bière en main ; je la tourne, par curiosité, pour lire la marque : Quilmes.

Mes souvenirs me transportent devant une petite bouteille de Quilmes, dans une boite de nuit, je vois des gens danser, je reconnais cette danse, c'est du tango, et la boîte, c'est le Latina.

Et soudain je sais que je m'appelle Giuliano, Giuliano Nativo.



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