35 - Le Sultan

3 0 0
                                    


Mustafa est turc, originaire de la région de la Mer Noire, grand, avec la peau claire, des yeux d'un bleu très intense, des cheveux raides et peignés avec la raie sur le côté – pour la plupart blancs, mais avec des mèches encore blondes – il dégage de l'élégance dans son allure mais aussi dans les gestes les plus simples, comme prendre une cigarette dans la main ou une coupe de champagne ; personne ne l'a jamais vu boire autre chose que du champagne ni s'habiller autrement qu'avec un smoking.

En plus du turc, il parle parfaitement l'espagnol, le français, l'anglais, l'allemand et le grec.

Pour ses origines et ses manières aristocratiques, il est pour tous le Sultan.

Il ne s'est jamais marié et on dit qu'il a eu deux ou trois fils.

Très peu de gens connaissent son nom, on ne sait pas pourquoi il est venu à Buenos Aires, mais on suspecte qu'il s'est enfui avant la chute de l'Empire Ottoman et qu'il a été diplomate, vu le nombre de langues qu'il parle.

Il ne cherche pas la richesse, mais seulement le confort, la Carillon est sa seule source de revenus, ce qu'il lui faut pour garder un certain train de vie et lui faire rencontrer des femmes sans la moindre difficulté.

L'approcher est pratiquement impossible, il s'entoure exclusivement d'aristocrates européens, de banquiers ou d'étoiles du cinéma étasuniennes ou européennes de passage à Buenos Aires.

Le voilà, il arrive à la Carillon, vers 11h du soir, comme d'habitude.

Sa table se trouve sur une petite mezzanine, accessible par un très bel escalier en colimaçon en fer forgé qui donne sur la piste, en face de l'orchestre – inutile de le souligner, c'est l'endroit avec la meilleure vue.

D'un coin de la milonga, Ernesto, le serveur, avec son plateau d'argent, une bouteille de champagne et une flûte en cristal, observe avec attention la mezzanine, en attendant que le Sultan termine son rituel habituel : sortir une montre à gousset avec une petite chaîne, en soulever son couvercle d'argent, fixer pendant quelques secondes une photo à l'intérieur du couvercle, le fermer et s'allumer une cigarette. Personne n'a jamais pu savoir quelle est cette photo, sur ce sujet, on entend de drôles de théories.

Ernesto part, slalomant entre les gens, gardant en position horizontale le plateau, avec dessus la bouteille de champagne et la flûte, il monte l'escalier jusqu'à la mezzanine, salue le Sultan avec sa révérence habituelle, débouche la bouteille et remplit la flûte.

Il l'informe du fait que la bouteille lui est offerte, il extrait de sa veste blanche une petite enveloppe qui accompagne la bouteille, la pose sur la table, s'éloigne, reste en attente de nouveaux ordres, presque.

Le Sultan prend l'enveloppe, l'ouvre et en extrait une petite carte avec un message en français écrit dessus :

Cher Monsieur,

J'aimerais avoir l'occasion de boire une flûte de ce champagne en votre compagnie afin de m'entretenir d'un projet qui me tient à cœur.

Très cordialement,

Giuliano Marino

Quand j'étais petit, j'ai appris à lire sur les lèvres – mon grand-père était devenu sourd et moi j'étais obsédé à l'idée de perdre l'ouïe pour toujours – maintenant, de ma position, je peux comprendre ce qu'ils se disent ou, du moins, m'en faire une idée.

Le Sultan reste à penser quelques secondes, puis il s'adresse vers Ernesto :

« Très bon champagne. Ernesto, connaissez-vous la personne qui m'a fait ce cadeau si élégant ? »

« Vaguement, je l'ai vu danser ici récemment. »

« Est-il français ? »

« Non, je ne crois pas, je dirais qu'il est d'origine italienne, vu son accent. »

« Intéressant. Je vous en prie, accompagnez ce monsieur à ma table. »

Nous nous présentons.

« Vous, avec votre nom et votre accent, sans offense bien entendu, on a un peu tous un accent à Buenos Aires, vous êtes italien, n'est-ce pas ? »

« Oui, je suis italien, mais on m'a dit que vous parlez parfaitement français et vu que mon français est meilleur que mon espagnol, j'ai préféré vous écrire en français. »

« Je suis flatté par vos compliments, malheureusement mon français s'est beaucoup rouillé. Malheureusement je n'ai pas beaucoup de temps à disposition, j'attends une personne à ma table qui devrait arriver en quelques minutes, je vais aller droit au but donc, en quoi puis-je vous être utile ? »

Je lui parle donc de mon idée de donner une démonstration à la Carillon, je lui demande seulement une demi-heure de son temps pour nous voir danser à portes fermées, avant de me donner une réponse définitive.

Comment pourrait-il refuser une telle proposition après que je lui ai offert le meilleur champagne disponible à Buenos Aires ?

« Vous voulez faire une démo, ici, à Buenos Aires ? A la Carillon ? » dit-il, en se décomposant de stupeur.

« Je vous demande seulement d'investir une demi-heure de votre temps, si ce que vous voyez vous plait, moi je vous offre trois démonstrations, ici, à la Carillon, sans aucune rémunération, vous ne croyez pas que c'est un très bon retour sur investissement pour la demi-heure que je vous demande ? »

« Je ne sais pas encore comment vous savez danser, mais je sais que vous savez comme vendre ! »

Nous fixons ainsi le rendez-vous pour le dimanche d'après, en fin d'après-midi.

Ernesto aussi est présent parce que, même s'il n'est pas un professionnel du tango, il est un passionné et en a une très bonne connaissance.

Ils ont été ainsi les premiers à qui nous avons montré tout ce dont nous sommes capables, dans les bals, nous nous étions simplement limités au minimum indispensable.

Il nous fixe donc la date de la démo, le 13 juin 1937, et il nous promet qu'il fera venir un des meilleurs orchestres.

Une semaine après, nous apprenons que Donato en personne viendra avec son orchestre jouer pour nous.

Je rêve les yeux écarquillés.

L'hôteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant