6 - Le Latina

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Paris, le 18 avril 2003.

Je fixais, depuis je ne sais plus combien de temps, ma Quilmes, en pensant à la lettre de démission que je venais d'envoyer.

Avec un diplôme en Ingénierie, j'avais facilement trouvé du travail, d'abord en Italie et puis en France, comme consultant dans le domaine automobile, R&D essentiellement.

La branche automobile, derrière une façade très glamour, faite de salons et de championnats de Formule 1, cache une bien sombre réalité.

Une réalité faite d'usines dans les zones les plus reculées, celles les moins habitées, ou les terrains n'étaient pas chers ; des années passées à concevoir des composants minuscules – passer une vie à imaginer des poignées de portes et des pots d'échappement ne représentait pas du tout le rêve de l'étudiant d'ingénierie – sans parler des conversations hors du travail, elles étaient d'un ennui mortel et limitées aux prévisions du temps, au sport – le foot presque toujours – et aux champions du box-office du moment.

J'avais choisi ce diplôme parce que je le sentais à ma portée, j'avais toujours été fort en maths et en physique, sans compter que l'idée de pouvoir trouver rapidement du travail et en plus, un travail bien rémunéré et uniquement grâce à mon mérite, avait été quelque chose qui m'avait toujours enthousiasmé.

Une fois à Paris, je commençai à fréquenter régulièrement les théâtres.

Les vêtements m'avaient toujours passionné et avec le théâtre cette passion mûrit en un intérêt grandissant pour les costumes. Je regardais deux fois une pièce : la première fois pour en profiter dans sa globalité, la deuxième, pour observer les costumes : regarder comment couleurs, tissus et formes avaient été choisis.

Je réalisais ainsi que faire des costumes aurait été ma passion, me nourrir des scénarios, traficoter avec des aiguilles et des machines à coudre, sentir le tissu glisser dans mes mains et écouter son froissement subtil, contribuer à la naissance d'un personnage.

Ces choses m'auraient poussé à sortir du lit tous les matins.

Je mis donc de côté un peu d'argent, ce qui m'aurait suffi à tenir deux ans, juste le temps de voir si j'étais capable de me trouver du travail et d'en vivre. Je pris des cours particuliers qui me permirent d'obtenir, in extremis, l'admission à une école de couture.

Si mon plan n'avait pas marché, deux ans après, j'aurais repris mon travail de consultant, un trou de deux ans dans un CV est toujours justifiable.

Mes pensées furent interrompues par les hurlements de deux personnes en train de se disputer.

C'était comme se trouver dans un de ces petits théâtres de Buenos Aires, avec des spectacles pour touristes, farcis de clichés.

Lui, brun, avec une vague ressemblance avec Julio Iglesias – quand il était au sommet de sa carrière – pouvait bégayer et perdre le fil du discours rien que pour avoir vu un beau décolleté lui passer sous le nez.

Elle, elle n'était pas très belle, plutôt petite de taille, mais elle avait des formes séduisantes, des formes qu'elle savait comment faire parler, du haut de ses talons de dix centimètres, et j'ajoute aussi deux yeux noirs, très noirs, vifs, aigus et pénétrants, qui faisaient contraste avec sa peau claire.

Lui, il ne faisait rien d'autre que de lui répéter à quel point elle était la femme de sa vie, mais il la trompait à la première occasion.

Récemment, il paraît qu'elle l'aurait découvert au lit avec une touriste américaine, pendant qu'elle lui montrait à quel point sa gorge était profonde.

Leurs disputes faisaient partie du décor de cette boite, Le Bistrot Latin, mais que nous tous appelions Le Latina.

Le Latina était une milonga, c'est-à-dire une boîte où l'on danse du tango, non, plus que cela, le Latina était LA milonga.

Elle se trouvait dans le Marais, au cœur de Paris, c'était la milonga historique, la plus connue, une étape obligée pour tout danseur de tango, résident ou de passage.

Son public était une représentation de toute la société parisienne : de l'artiste de cabaret au peintre, à l'ingénieur, à l'écrivain, à l'ouvrier, à la caissière, au chômeur.

Et il y avait tous les âges, de l'étudiant universitaire, au quadragénaire célibataire, à la quinquagénaire divorcée, au septuagénaire retraité.

Une porte d'entrée vitrée séparait le monde extérieur de la milonga, parce qu'il s'agissait de deux mondes bien distincts.

Il suffisait d'ouvrir cette porte pour être téléporté dans un autre monde.

Le monde dehors avait ses règles ; celui du Latina, et du tango en général, en avait d'autres, une quantité innombrable, mais que l'on pouvait résumer en une seule et unique règle : savoir danser.

Le niveau de tango donnait le statut social. C'était une des nombreuses magies du tango, la possibilité de laisser derrière soi une vie pour en endosser une autre, même si c'était seulement pour quelques heures.

Jacques, par exemple, retraité, soixante-douze ans, veuf depuis cinq, avec ses enfants qui ne venaient le voir qu'une fois par an, grand maximum, et une vie entièrement dédiée aux chaînes de montage, au Latina, en revanche, il était pour nous tous le Grand Jacques, un des meilleurs danseurs de tango.

Ses qualités de séducteur étaient légendaires, moi-même, je l'ai vu plusieurs fois partir en taxi main dans la main avec des femmes d'une trentaine d'années plus jeunes.

S'il n'avait pas été un danseur de tango, et j'ajouterais un danseur exceptionnellement bon, mais un simple retraité, aurait-il été en mesure d'enchaîner toutes ces aventures ?

Pour certaines personnes, les quelques heures passées à la milonga représentaient la vraie vie, le reste était quelque chose de vide, d'impersonnel, une séquence presque interminable d'actions qui menaient d'une manière ou d'une autre à la milonga.

Une fois la porte ouverte, on était envahi et enveloppé par la pulsation du bandonéon, l'instrument emblématique du tango, on montait les marches qui menaient à la piste le cœur battant, avec l'envie de faire partie de la soirée.

Des petites tables, la nappe toujours rouge, entouraient le parquet de la piste, les lumières n'étaient jamais fortes, mais diffuses, pour donner un air d'intimité.

Les petites tables étaient vite occupées, ceux qui ne dansaient pas n'avaient pas d'autre place qu'un comptoir en face du bar et prêt de la piste. C'était ce comptoir ma place préférée. De cet endroit, je pouvais siroter ma Quilmes, ma bière, écouter la musique et observer les couples danser.

C'était comme s'ils étaient ailleurs, la milonga n'existait pas, il n'y avait que leurs corps, qui ondulaient simultanément, comme des algues au fond de la mer, poussées par les courants ; l'homme avait son regard vers le bas, la femme presque toujours les yeux fermés.

Il faut avoir vécu cet état de grâce pour le comprendre, quand deux corps bougent comme s'ils étaient un seul, sans aucune communication verbale, dans un dialogue continu, l'homme demande, la femme répond et de la réponse mûrit une nouvelle demande.

Une Norvégienne avait inventé un mot pour décrire cet état de grâce : the hugasm.

La plupart des gens cherchait exactement cet instant, qui pouvait se passer même avec un inconnu même dont on ne connaissait pas la langue.

Le dj mit El Choclo, impossible de ne pas le danser ! Maria, une copine, m'invitait avec ses yeux d'un coin de la salle, je lui dis oui avec les miens, c'est le cabezeo, encore une autre magie du tango.




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