29 - El Tigre et Anabella

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Buenos Aires, 5 février 1938.

Manuel déménagea dans un petit appartement et continua à louer la Floreal : si avec les loyers il était arrivé à vivre à Paris, a fortiori il pouvait vivre à Buenos Aires.

Il avait délibérément évité les amis et les connaissances d'antan pour ne pas rencontrer les personnes qui avaient connu son père ; exception faite d'Ernesto, son vieux copain depuis toujours, napolitain d'origine – bien qu'il vivait à Buenos Aires depuis plusieurs années, il avait un accent comme s'il était débarqué la veille.

« Je n'ai pas eu le temps d'enterrer ma vie parisienne, Ernesto, tu te rends compte ? »

« Oui, oui, je me rends compte. »

« Buenos Aires est trop arriérée et provinciale, d'un ennui épouvantable, Ernesto, tu te rends compte ? »

« Oui, oui, je me rends compte. »

« Ernesto, je me tire pas une balle dans la tête, seulement parce que le bruit pourrait créer trop d'agitation ! Voilà ! Ernesto, tu le sais, je voudrais éviter le milieu du tango, mon père dans le tango... tout le monde le connaissait ! »

« Je t'assure que ce que tu vas voir ce soir, ça vaut vraiment le coup ! Et puis Manuel, ou tu viens ce soir avec moi, ou la balle dans la tête c'est moi qui vais te la mettre, comme on fait avec les cheveux pour ne pas les laisser souffrir ! Madonna que t'es chiant ! »

Et ce fut ainsi que Manuel refit son entrée dans le milieu du tango, à la Carillon, une des milongas les plus prestigieuses.

Il entrevit plusieurs compositeurs de tango, parmi les tables : Edgardo Donato, Juan d'Arienzo, Carlo di Sarli. Il vit aussi, à trois tables séparées, le Cachafaz, Casimiro et le Tarila – les trois meilleurs danseurs de Buenos Aires – s'ignorer obstinément, pendant que leurs partenaires se lançaient des regards et des sourires de courtoisie.

Ce n'était pas difficile de comprendre qu'il s'agissait d'une occasion particulière, il était rare de voir toutes ces célébrités réunies dans une unique soirée.

On pouvait capter une certaine excitation dans l'air, peu dansaient, tout le monde avait le regard en direction de la piste, les discutaient peu entre eux : le public attendait quelque chose d'exceptionnel.

Les lumières baissèrent d'intensité et un projecteur pointa sur l'organisateur de la soirée, une figure élancée en smoking, qui, avec une allure régalienne, entrait en piste, dans un silence religieux ; on pouvait entendre ses pas sur le parquet.

« Mesdames et Messieurs, le moment tant attendu est arrivé », il dit, avec un faible accent étranger.

« J'ai l'honneur de vous annoncer que le maestro Francisco Canaro jouera Poema, sur les notes de laquelle s'exhibera le couple le plus sensationnel de Buenos Aires ! C'est inutile que je vous dise de qui il s'agit, ils sont l'orgueil de Buenos Aires, l'orgueil du peuple argentin ! Ils sont ici, ce soir, pour vous, à la Carillon ! »

Même si Poema avait été enregistré après son départ, Manuel en avait reçu un disque à Paris, qui lui avait été envoyé par Ernesto, ainsi que les autres succès.

Il pensa donc à une démo d'un des trois meilleurs couples de tango, sur les notes de Poema, joué par l'orchestre de Canaro, cela devait bien être la surprise.

Bizarrement, le Cachafaz, Casimiro et le Tarila restèrent assis à leurs tables et applaudissaient avec une chaleur modérée, alors que, au contraire, l'agitation du public était devenue palpable – beaucoup se pressaient pour trouver une brèche parmi le public d'où voir mieux la scène, s'ils avaient pu, ils seraient montés sur les chaises.

La foule s'ouvrit, sous les cris et les applaudissements, deux figures grandes et élancées entrèrent en piste. La femme avait la peau claire, comme de l'ivoire, des cheveux d'un blond vénitien, ramassés en chignon, elle portait un vêtement bleu ciel, qui lui descendait jusqu'aux chevilles, de longs gants blancs, un collier de perles et des chaussures blanches, assorties aux gants.

L'homme, au teint brun, la barbe noire et les cheveux ondulés, d'un noir corbeau, qui lui tombaient jusqu'aux épaules, portait un smoking. Il avait des yeux noirs et un regard de briguant.

Ils avaient une posture altère, comme s'ils allaient inaugurer un bal dans la Vienne de fin XIXème siècle.

L'homme, avec sa main gauche, lui pris délicatement la main droite – ils se regardèrent brièvement dans les yeux, échangeant un sourire – puis, il se tourna vers Canaro et opina, presque imperceptiblement.

Le notes de Poema se libérèrent.

Ils commencèrent à marcher, mains dans la main, lui à droite, elle à gauche, se déplaçant comme un seul corps, avançant simultanément la même jambe.

Ils firent un tour de piste. Manuel n'avait jamais vu personne bouger de telle sorte, leur corps exprimait élégance, légèreté et au même temps une bestialité féroce, deux félins qui parcourent la piste d'un cirque, un frisson lui parcourut l'échine.

Avec sa main gauche, il lui fit faire une pirouette, elle s'arrêta exactement en face de lui et, délicatement, comme une plume qui touche le sol, elle lui posa sa main gauche derrière la nuque. Il allongea son bras droit et doucement lui serra le torse.

Ils commencèrent à danser. Ils étaient une harmonie de mouvement ronds, d'accélérations et de pauses, rien à voir avec le tango que Manuel avait vu avant, anguleux et sautillant. C'était comme si quelqu'un avait traduit l'Art Nouveau dans le langage du tango, un mouvement convergeait délicatement dans un autre, il n'y avait pas de cuspides, mais seulement une séquence de géométries elliptiques et tangentes.

Le final fut mémorable, ils s'arrêtèrent dos à dos, se tenant faiblement par la main, les deux visages tournés vers le public.

Il y eut une pause, de quelques fractions de seconde, puis un rugissement, le public porteño fit entendre à quel point il savait exprimer sa joie.

Les deux danseurs s'inclinèrent vers le public, vers l'orchestre et de nouveau vers le public, puis ils disparurent, phagocytés par la foule.

L'orchestre joua un autre tango, les premiers couples se formèrent.

Manuel se tourna vers Ernesto, qui avait encore le sourire sur ses lèvres.

Ernesto imagina sa question, avant même qu'il put la formuler :

« Elle s'appelle Anabella, je ne crois pas que tu la connaisses, elle devait avoir quatorze, quinze ans, quand t'es parti. Lui, ben, on en sait pas beaucoup, mais il est déjà une légende ce mec, Manuel ! »

Il fit une pause comme pour chercher autre chose de lui.

« Tout le monde l'appelle El Tigre. »

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