23 - La Boca

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Buenos Aires, 17 août 1936.

Les camarades nous hébergent dans une maisonnette, dans une des ruelles de la Boca. Nous vivons dans une cave, plus précisément, accessible seulement via une trappe, cachée par un canapé. Elle sera notre résidence pour les premiers temps.

Nous ne sortons jamais. Le soir seulement, quand les rideaux sont tirés, nous pouvons rester au rez-de-chaussée et dîner avec Julio et Flavio, dockers eux aussi.

Le fait que deux ou plusieurs hommes habitent dans la même maison est assez fréquent à la Boca, le travail ne manque pas, il y a toujours besoin de ceux qui peuvent mettre à disposition deux bras, deux jambes et un dos.

Il n'y a pas besoin de parler espagnol, il suffit de connaître une dizaine de mots pour comprendre les ordres.

Presque tous les immigrés trouvent leur premier travail au port, ils pensent y travailler pour quelque mois, le temps juste d'apprendre l'espagnol et de trouver mieux.

En quelques décennies la Boca s'est peuplée d'immigrés, des Italiens pour la plupart : il n'y a pas d'estimations officielles, mais au moins les trois quarts des résidents sont d'origine italienne ; l'italien étant à l'époque la langue des classes élevées, sûrement pas celle des immigrés, peu de gens savent le parler, on y parle le génois, le sicilien, le napolitain, le piémontais et une dizaine d'autres dialectes de la péninsule.

Il y a peu de femmes, et donc, pour la plus grande partie des hommes, les seules femmes à disposition sont les prostituées.

Malgré les dures conditions de travail, presque tout le monde voit l'avenir comme un opéra en trois actes.

Première acte : quitter le port pour travailler comme serveur dans un bar.

Deuxième acte : devenir propriétaire d'un bar.

Troisième acte : dans un avenir, jamais trop éloigné dans leurs rêves, vendre tout et rentrer au petit village natal, acheter le bar de la place principale et ainsi montrer à tout le monde sa réussite.

En réalité la Boca est une prison à ciel ouvert d'où très peu de gens arrivent à s'évader. Se fréquentant entre immigrés, leur espagnol ne s'améliore pas, alors que leur corps se détériore à vue d'œil : le froid humide du port, les centaines de kilos transportées sur le dos tous les jours, les cigarettes et l'alcool finissent par l'emporter.

Les mois passent, nous arrivons au mois de décembre.

Je me suis coupé la barbe, mais je me suis laissé pousser les cheveux, à ma surprise ils sont noir corbeau et soyeux au toucher. Tout le monde me confirme à quel point je suis méconnaissable.

Rodrigo a décidé de tailler toutes ses boucles et de se peigner avec la raie sur le côté et gominé et, pour compléter le tableau, il a ajouté une moustache fine : il est le portrait vivant de Clark Gable, enfin tel qu'il est dans mes souvenirs.

Flavio nous apporte deux nouvelles cartes d'identité.

Rodrigo s'appelle maintenant Alejandro Tarrega et moi, malgré leurs pressions, j'ai gardé mon prénom, en revanche pour le nom de famille j'ai échangé Nativo avec Marino, parce qu'il évoque la mer, et que je suis né à Syracuse, en Sicile.

Pour la date de naissance j'ai choisi 1898, de cette manière je ne devrais jamais mentir, en 1936, j'ai mon âge.

Les camarades peuvent m'aider encore quelque temps, mais clair qu'ils le font pour Rodrigo, moi, pour eux, je suis un risque de plus. Je décide donc de me trouver du travail, pour quitter l'appartement à court terme, mais je n'ai pas envie de me casser le dos. Rodrigo me coupe un peu les cheveux, que je coiffe en arrière, cimentant l'ensemble avec de la brillantine, les camarades me prêtent une belle chemise blanche, des pantalons et des chaussures élégantes. Je me regarde dans le miroir et, pour la première fois, depuis que je suis arrivé à Buenos Aires, j'éprouve de la satisfaction pour mon aspect, cela me remplit d'optimisme, et je me dis qu'un serveur a la si belle prestance, on va se l'arracher.

Après avoir tourné un peu, j'arrive à trouver du travail comme serveur dans un bar, le Café Vito, à trois quarts d'heure à pied du port.

Rodrigo, au contraire, reste toujours enfermé à la maison.

Il y a eu beaucoup de réunions entre lui et les camarades, je l'ai vite compris, la cave est souvent imprégnée de fumée.

Rodrigo ne m'a jamais fait part de ces réunions et de mon côté, je ne lui pose aucune question. Il doit, de toute manière, avoir compris que je me doute de quelque chose, mais que je veux rester en dehors de leur mouvement. C'est probablement pour cette raison qu'il ne m'en parle pas.

Au cours d'une nuit de fin février, il me dit que la police est venue à notre recherche dans le quartier, il a été ainsi décidé qu'il allait partir chez Ignacio, pendant un an environ, juste le temps que les choses se calment.

« Giuliano, une bataille comme la mienne, la bataille pour le Communisme, on la combat toute la vie. »

Il marque une pause :

« J'aurai pas de paix jusqu'au jour où on aura dégagé ces bâtards sangsues capitalistes. Pouvoir au Communisme, pouvoir au peuple ! A partir de maintenant, nos vies se séparent. Je ne te demande pas de faire partie de notre mouvement, si tu en veux faire partie j'en serai honoré. »

Trois coups à la porte, en succession rapide, me ramènent à la réalité :

« Mon amour, dépêche-toi, on va être en retard ! » C'est ma femme.

L'hôteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant