39 - La Société

6 0 0
                                    


Buenos Aires, 8 juin 1937.

Lev m'a donné rendez-vous pour le lendemain, dans la même villa, pour dîner avec lui et Hélène et parler de choses très confidentielles ; il est évident qu'Hélène aussi doit avoir une fonction importante au sein de la Société.

Le fait qu'Anabella ne soit pas avec moi me soulage énormément, parce que j'imagine que nous traiterons de ma rentrée vers mon présent et je n'ai pas la moindre intention d'en parler devant elle.

On peut revenir ? Je veux revenir ?

Et puis, à vrai dire, je ne suis pas si sûr de vouloir revenir, mais je veux au moins savoir comment le faire. Sincèrement j'ai l'impression de devenir fou quand je regarde les faits : je suis à Buenos Aires, à environ soixante-dix ans d'années en arrière dans le temps !

Lev et Hélène se montrent très hospitaliers, j'ai tout de suite l'impression d'aller voir des personnes familières, deux oncles, deux grands-parents.

Nous nous asseyons à table.

Lev me dit qu'entre membres de la Société on utilise le tutoiement.

« Allez, c'est toi qui commence, fais-nous une question au choix. »

« Parfait, vous êtes qui ? »

J'ai vraiment beaucoup de questions en tête, mais celle-ci me semble un bon point de départ.

« Très bonne question. Nous sommes une société secrète, appelons-la pour l'instant la Société. Nous sommes des experts de l'âme. »

« Des prêtres ? »

« Non, nous sommes pas des prêtres, non, c'est pas dans ce sens-là que j'entends des experts de l'âme. Nous étudions le comportement de l'âme, comme un physicien étudierait le comportement de la lumière ou du son. »

J'apprends que seulement sept personnes dans le monde connaissent le vrai nom de la Société, parmi elles Lev, qui est le chef de la section d'Amérique Latine.

Dans chacune de ces régions, la Société emploie un nom local, une mesure de sécurité de plus pour éviter que l'on puisse remonter aux autres filiales ; en Amérique Latine le nom est Almanauta.

La Société a des origines très lointaines, qui se perdent dans la nuit des temps.

Elle fut fondée par un sage indien, plusieurs siècles avant que les Egyptiens ne construisent les premières pyramides. Le nom de ce sage se perdit dans le temps, mais sa doctrine se diffusa de l'Inde vers le reste du monde. Son nom a été légué sous des appellations différentes jusqu'à prendre, pendant l'Empire Romain, le nom définitif d'Indicus, l'indien.

Buddha et Pythagore, éloignés de milliers de kilomètres, furent contemporains, et les deux développèrent une pensée centrée sur l'âme, sur la réincarnation, mais ce ne fut pas une coïncidence, car les deux furent des membres de la Société.

Platon en fut un membre, lui aussi et il théorisa sur l'âme dans le Phèdre, en imaginant un univers de la connaissance absolue, l'Hyperuranion, parallèle au nôtre qui est, en revanche, le siège de la connaissance imparfaite.

Les membres de la Société traversèrent les siècles, jusqu'à aujourd'hui, s'infiltrant dans d'autres sociétés secrètes, afin que leur savoir survive aux pogroms périodiques auxquels les sectes furent souvent soumises.

J'apprends ainsi que Lev, Hélène Olga et beaucoup d'autres sont russes, faisaient partie du siège de Saint Pétersbourg, ils s'enfuirent tous en 1917, juste après la révolution russe – avec les communistes au pouvoir, rester en Russie n'aurait pas été prudent.

Lev se lève, se dirige vers une immense bibliothèque, en sort un livre et me montre des photos de peintures de Léonard de Vinci. Il tient à souligner que toutes ces peintures ont en commun le fait que quelqu'un, souvent le personnage central, bouge l'index.

Cela est visible, par exemple dans le tableau de La Vierge aux rochers, dans le Bacchus ou encore dans le Saint Jean Baptiste.

« Le message, pour celui qui sait le lire, est écrit en caractères cubitales, Giuliano. »

« Quel message ? Je ne comprends pas ? »

« Par exemple, prends le Saint Jean Baptiste. Et bien dans ce tableau, le personnage nous regarde et nous lance son message avec son index levé. »

Je me sens totalement largué, je ne comprends pas où il veut en venir, il le devine, il me regarde et me sourit :

« Comment on dit doigt index en latin ? Digitus... »

« Digitus indicus...Indicus ! C'est pas vrai... »

« Bravo ! Le doigt c'est juste un support pour suggérer le deuxième mot, Indicus ! »

Je reste bouche bée.

Difficile de digérer la masse d'informations que je suis en train de recevoir, je me noie dans mes pensées. Un tableau de Raphaël me vient à l'esprit :

« Dans L'Ecole d'Athènes de Raphaël, si je me souviens bien, on y voit Platon avec l'index levé... »

« Exact ! Raphaël aussi fut un membre de la Société !

Dans ce tableau, c'est comme si Platon nous parlait et nous disait Indicus fut mon maître, faisant une claire référence à sa théorie de la métempsycose, la migration des âmes d'un corps vers un autre, après la mort ! »

D'un coup je vois tout sous une autre lumière.

Un petit sourire se forme sur mon visage, un peu comme sur celui de la Joconde.

T���$; 

L'hôteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant