20 - Ça passe ou ça casse

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Buenos Aires, 24 août 1939

Immergé jusqu'au cou, dans la tiédeur de la baignoire, à la lumière de quelques bougies, j'observe la séquence parfaite de carreaux, noirs et blancs, en damier, qui accentuent la profondeur de la pièce. Un ample miroir ovale, entouré d'un cadre aux allures de vigne, reflète la lueur des bougies.

Les rideaux, noirs, de velours, je les ai tirés de côté, pour pouvoir écouter le vent ébouriffer le feuillage des arbres. Les lueurs entre les nuages annoncent qu'un orage ne devrait pas tarder.

Et il ne tarde pas. Jetée par le vent, la pluie frappe violemment contre les baies vitrées.

Cette pluie qui te gifle, qui te pénètre jusqu'aux os, me transporte à l'air glacé, aux vêtement mouillés, de ce 15 août de trois ans auparavant.

A 18h45 nous nous plaçons, comme prévu, dans le dépôt de la clinique. Le cœur bat à tout rompre dans ma poitrine, mais je n'en parle à Rodrigo, pour ne pas lui transmettre ma peur, probablement se trouve-il dans le même état d'esprit.

Nous nous cachons derrière deux caisses, une côté chauffeur, l'autre côté passager, nous prenons une bouteille chacun, dans le dépôt il y en a beaucoup.

Tout va comme prévu, les deux livreurs arrivent avec le camion, se placent devant la porte arrière, comme ils ont toujours fait, et nous les envoyons dans les bras de Morphée avec un coup de bouteille à la tête.

Nous les déshabillons, les immobilisons avec une corde, les bâillonnons et nous nous habillons avec leurs vêtements, qui heureusement sont à notre taille.

Nous laissons toutes les vivres dans le camion, nous prenons juste quelque chose avec nous, pour avoir à manger pendant la route.

A 19h – les deux portent une montre – nous sortons du magasin avec le camion.

La garde à la sortie nous ouvre le grand portail, sans même nous adresser un regard.

Nous sommes dehors !

Le cœur bat à toute vitesse, je regarde toujours dans le rétroviseur, puis, après le premier virage, nous nous tournons l'un vers l'autre et laissons exploser toute notre joie !

Pour ne pas éveiller des soupçons, je ne roule pas à grande vitesse. Nous décidons de continuer avec le camion jusqu'à 20h, rouler plus tard serait trop dangereux ; à ce moment-là, à la clinique, ils auront déjà retrouvé les deux types en caleçons et chaussettes, ligotés et bâillonnés derrière les caisses du dépôt.

A 20h, je tourne à droite, dans la première petite route de campagne, je la suis, jusqu'à trouver un sentier à ma gauche – il a l'air d'avoir été parcouru par le bétail.

Le sentier avance dans une clairière, ou une zone dense de buissons est visible ; c'est là que nous cachons le camion, il est pratiquement invisible de la route.

Nous laissons là-bas toutes les vivres, nous ne pouvons pas les emmener avec nous et ils feront sûrement le bonheur de celui qui le trouvera.

Bien que nous soyons fin août – vers la fin de l'hiver, donc – c'est une soirée exceptionnellement froide.

Le ciel est clair, la voûte céleste dense d'étoiles et la lune presque pleine, assez pour avoir de la lumière ; des nuages à l'horizon, en revanche, ne promettent rien de bon, ils sont traversés par des lumières qui anticipent un orage à court terme.

Nous suivons la route principale, en restant a une cinquantaine de mètres du bord, en marchant entre des buissons et des arbustes, nous marchons vite, mais sans courir, pour épargner nos forces.

Après une vingtaine de minutes, les premières rafales arrivent.

De temps en temps, nous voyons la lueur des phares de voitures le long de la route et nous nous jetons à plat ventre derrière le premier buisson.

Grâce au parcours fait avec le camion, vers minuit, nous arrivons aux alentours d'une église abandonnée au bord de la route, avec un clocher à moitié détruit.

Tout de suite après l'église, il y a une ruelle, c'est la ruelle qui mène à la maison d'Ignacio.

A ce moment précis, malheureusement, l'orage nous attrape. En quelques secondes, nous sommes complètement trempés, c'est une pluie torrentielle, les rafales de vent sont devenues si fortes que nous devons crier pour communiquer.

« Mais comment tu fais pour savoir que c'est celle-ci ? » je crie.

« Fais-moi confiance, c'est la première après l'église, ça ne peut pas être que celle-ci ! »

Nous frappons à la porte plusieurs fois, puis nous entendons des pas, un homme s'éclaircit la voix :

« Qui c'est ? »

Rodrigo me fait signe de me taire et de le laisser parler.

« Je suis Rodrigo !»

« Ça suffit pas, je veux le mot de passe, moi ! »

« La chouette sort la nuit ! »

Il tourne le verrou et ouvre la porte avec prudence.

Dès qu'il me voit, il ouvre complètement la porte me braquant avec un canon de fusil :

« C'est qui çui-la ? »

« Çui-la s'appelle Giuliano et c'est grâce à çui-là que j'ai pu m'échapper de l'enfer... Ignacio, allez ! Baisse ce putain de fusil ! »

Nous sommes affamés, il nous donne du pain, du fromage et du saucisson, puis il part la nuit pour Buenos Aires avec une camionnette, il nous dit de ne pas ouvrir la porte sous aucun prétexte.

Les vêtements sont complètement trempés, comme si nous étions tombés à l'eau, nous nous les enlevons et les mettons à sécher devant la cheminée.

Le lit d'Ignacio est suffisamment grand pour deux, nous y rentrons et nous nous endormons immédiatement.

Nous nous réveillons à l'aube, nous nous habillons – les vêtements sont encore humides – nous entendons le bruit d'un moteur, il arrive dans notre direction.

Nous regardons avec discrétion par la fenêtre, c'est la camionnette d'Ignacio, il est revenu avec deux hommes, sûrement les camarades qui nous emmènerons à Buenos Aires.

Rodrigo et ses camarades, Julio et Flavio, se serrent dans les bras, les larmes aux yeux, la scène est si forte que j'en ai les larmes moi aussi.

Ils me remercient tous, si profondément que je me trouve sans mots.

Nous décidons de partir au crépuscule, à pieds, afin d'arriver près de Buenos Aires en pleine nuit, Julio connaît les petits chemins à prendre pour éviter la police.

Aux premières lueurs du matin, nous arrivons à la Boca, avec ses maisons aux couleurs pastel, faites de tôles ondulées.

Le port est déjà animé de dockers qui, la cigarette à la bouche et une caisse sur une épaule, bougent autour des navires, comme des fourmis transportant des miettes ; l'odeur du port me semble immédiatement familière, elle me renvoie dans mes souvenir aux balades le long de la mer, à Syracuse.

Nous nous séparons pour ne pas attirer l'attention, nous marchons avec l'air le plus naturel possible.

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