11 - Esclaves et Pharaons

7 1 0
                                    


Les parties d'échecs avec Rodrigo étaient devenues le but de chaque journée, les seuls moments pendant lesquelles je ne me trouvais plus dans une clinique psychiatrique, mais dans un parc, avec un ami, à passer du temps devant un échiquier.

Un ami ? Hors d'ici, je ne l'aurais sûrement pas considéré comme un ami, pas en si peu de temps, je veux dire, mais le lien qui s'était établi entre nous était du même genre de celui qui peut s'établir entre prisonniers qui partagent la même cellule.

Les journées passent ainsi, à parler essentiellement des différences entre la société de 1936 et celle de 2010, même si après nous finissions toujours par discuter d'un sous-thème spécifique : les femmes. La chose que Rodrigo trouve la plus bouleversante, ce n'est pas tellement la liberté sexuelle – apparemment les femmes des années trente ont leurs aventures, avec plus de discrétion, certes, mais elles les ont, elles aussi – c'était plutôt de savoir qu'il y avait des entreprises dirigées par des femmes

Un après-midi de mi-août, Rodrigo a envie de faire des confidences, il décide ainsi de me raconter toute sa vie, en tout cas certaines parties, je ne sais pas pourquoi il a pris cette décision, peut-être pour s'enlever un poids de l'estomac.

La famille de Rodrigo a ses racines dans la bourgeoisie espagnole. Ses ancêtres sont venus en Argentine non pour échapper à la pauvreté mais pour s'enrichir davantage : en Espagne, ils auraient fait partie de la moyenne bourgeoisie pour plusieurs générations, mais dans un pays naissant et riche d'opportunités comme l'Argentine, en l'espace de deux, trois générations au maximum, ils auraient intégré la haute bourgeoisie

Le père de Rodrigo est aujourd'hui l'une des personnes les plus riches du pays.

Toute la fortune de sa famille est liée à la terre, des terres qui s'étalent à perte de vue, presque toutes consacrées à l'élevage bovin.

Dans la vision de son père, la haute bourgeoisie mérite de guider la société, parce qu'elle est supérieure aux autres classes.

C'est l'évolution sociale qui, au cours des siècles, a créé l'aristocratie d'abord et la haute bourgeoisie après.

L'aristocratie, endormie sur les lauriers de ses privilèges, et contraire à tout principe de progrès et d'évolution, est totalement incapable de prendre une décision qui comporte un risque minimal ou un changement. La haute bourgeoisie, en revanche, sait regarder loin, sait prendre les risques nécessaires, sait mettre en jeu toute sa fortune, à la limite, plutôt que de la perdre lentement et inexorablement.

Selon lui les meilleurs s'étaient enrichis, avaient créé des fortunes, tout simplement parce qu'ils étaient les meilleurs.

Les pauvres sont ceux qui ne surent jamais valoriser leurs qualités ou qui n'en ont jamais eues ou qui furent riches mais tombèrent en disgrâce par leur paresse, par leur stupidité ou par leur lâcheté.

Ironie du destin, sa vision était totalement darwiniste, pour un catholique pratiquant de l'époque, c'était le comble !

Rodrigo avait dix-sept ans quand il éclata la révolution communiste en Russie – en Argentine on en parla comme d'une immense catastrophe avec des histoires de prêtres torturés à mort, d'aristocrates, adultes et enfants, lynchés par la foule.

Rodrigo, comme la plupart des garçons de sa génération, adhéra à cette vision.

La relation avec son père n'avait jamais été facile et elle était devenue de plus en plus difficile au fil du temps.

L'hôteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant