9 - Marie-Victoire Florence

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Le prénom complet de Florence était Marie-Victoire Florence.

Les prénoms composés étaient souvent utilisés dans les familles catholiques conservatrices. Celle de Florence était plus que conservatrice, le genre où l'on vouvoyait ses parents.

Dans le système de valeurs de sa famille – ce qui équivalait à dire dans le système de valeurs de son père, Charles Edouard Britelet, car la mère, Estelle, n'y comptait pour rien – Geneviève était, ni plus, ni moins, une pute, l'emblème de la dérive soixante-huitarde, comme son père répétait toujours.

Charles-Edouard, maintenant à la retraite, avait été banquier chez la très prestigieuse Morgan Stanley.

Estelle, fille d'un banquier – son père lui-même lui avait présenté Charles-Edouard – était propriétaire de deux appartements dans le XVIe et d'un dans le VIIe arrondissement, des appartements qui lui garantissaient une rente locative égale à la retraite de son mari.

Diplômée en philosophie, des études qu'elle avait suivies pour sa simple culture personnelle, elle retenait que la place naturelle pour une femme était dans l'enceinte domestique.

Elle rêvait d'avoir beaucoup d'enfants, elle en prévoyait au moins six, malheureusement ses rêves s'effacèrent après la naissance de Marie-Victoire Florence : on lui trouva une tumeur et son utérus dut être enlevé.

Marie-Victoire Florence grandit ainsi dans un climat d'hyper-protection, car elle était leur fille unique et dernière.

Marie-Victoire – le prénom Florence n'était pas utilisé – avait l'interdiction de prendre le moindre risque, au printemps, par exemple, elle se baladait toute emmitouflée comme si c'était l'hiver.

Et pour la même raison, elle n'avait pas la permission de monter à cheval, ni de passer son permis de conduire.

Elle avait toujours vécu avec les siens, jusqu'au jour où elle emménagea sur le campus.

Le droit de déménager au campus a été le seul combat qu'elle eut à mener contre son père, qui, depuis toujours, avait montré son objection, vu les bruits qui circulaient sur les soirées au campus. Elle arriva à gagner son combat grâce à l'aide de sa mère qui, avec tout le tact imaginable, fit remarquer à son mari qu'elle avait lu un article où l'on parlait des campus comme de l'endroit idéale pour rencontrer l'homme ou la femme à marier, nous ne pouvons pas écarter une opportunité pareille pour Marie-Victoire, avait-elle dit, au bord des larmes.

En réalité cet article elle ne l'avait jamais lu, au contraire, elle l'avait complètement inventé – son mari n'aurait jamais pris au sérieux cette théorie si elle venait d'elle.

Arrivée au campus, elle décida de se faire appeler tout simplement Florence, ce Marie-Victoire symbolisait trop de choses qu'elle ne digérait plus.

Un dimanche par mois, Florence se rendait chez ses parents pour déjeuner.

C'était son premier dimanche depuis qu'elle avait assumé son nouveau look, mais se présenter chez ses parents si profondément changée aurait été tout simplement suicidaire, elle endossa donc ses vêtements d'avant.

Elle se regarda dans le miroir : pantalon gris, chaussures noires, dépourvues de tout charme, même pour une sœur d'église, se dit-elle, l'immanquable pull en cachemire en V, et, petite cerise sur le gâteau, le serre-tête, de la même couleur du pull – de ces serre-têtes, elle en avait une bonne dizaine.

Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, mais elle arriva à les retenir.

Elle sortit à toute vitesse, en claquant la porte.

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