3 - Le journal intime

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Paris, le 19 novembre 2010.

Nous nous étions engueulés une fois de plus.

Quelque chose s'était fêlé, je devais me faire une raison, peut-être n'étions-nous plus les mêmes, ou nous n'avions jamais su qui nous étions vraiment, peut être vivions-nous dans l'illusion de la première rencontre.

Elle venait de sortir de la maison, je la reverrai ce soir. Dans le silence assourdissant, les cris de notre dernière dispute résonnaient.

Depuis des mois, je ne pouvais pas m'empêcher de penser aux mots de son ex-mari : "Ma femme, je ne la reconnais plus depuis quelques mois, elle est une autre, laissez-moi vous dire qu'elle n'est plus la même... Vous n'avez plus en face de vous la personne que vous croyez connaître !"

J'avais commencé à souffrir d'insomnie, jamais dans ma vie je n'ai eu de problèmes de sommeil, s'il y avait une chose qui marchait à merveille chez moi, c'était bien le sommeil. Et maintenant, même plus.

Et s'il avait raison ?

Et puis il y avait de nombreux éléments qui ne collaient pas ; ses parents, par exemple, elle ne les voyait plus.

Ils l'avaient prise pour une pute, elle avait quitté un mari que va savoir combien de femmes auraient donné et fait n'importe quoi pour l'avoir ! Tout cela pour aller vivre dans le péché avec un clochard presque ! Lui dit son père.

Côté copains, il n'en restait même pas un. Ils s'étaient tous rangés du côté de son mari, personne n'avait refait surface depuis qu'ils s'étaient quittés. Il n'y avait que quelques collègues qui s'étaient rangés de son côté, mais elle ne voulait plus les voir car ils lui rappelaient sa boite et surtout le fait qu'elle était au chômage.

Mais il y avait autre chose de bien plus ambigu, à quoi je ne trouvais aucune explication : son accent.

Elle parlait bien le français, mais pas comme si c'était sa langue maternelle – elle faisait même, de temps en temps, quelques fautes – mais surtout, elle avait un accent argentin bien prononcé.

Elle m'avait dit qu'elle avait vécu en Argentine quand elle était gamine, et qu'elle y avait été récemment pour le travail.

Ayant quitté l'Argentine quand elle était petite et étant de parents français, son français aurait dû être parfait.

Au début, je ne remarquais pas ces bizarreries, une histoire d'amour comme la nôtre submerge tout, l'esprit même, on n'a pas le temps – et, disons-le, ni l'envie – de se questionner sur le moindre détail qui puisse faire écrouler le château, on a simplement envie de vivre dans ce château, de s'enfermer dedans.

J'ai le droit d'en savoir plus sur elle, cette phrase tournait et tournait dans ma tête à l'infini pendant mes insomnies.

Je m'étais déjà surpris à ouvrir, par erreur, quelques-uns de ses tiroirs. Par erreur ? Freud n'aurait pas eu le même point de vue.

Il est inutile de me mentir à moi-même ! Je dois l'avouer, j'ai envie de mettre fin à ces doutes. Et je n'ai pas envie de payer un détective, entre autres !

Il devait y avoir autre chose sur elle et j'étais déterminé à le découvrir.

Ce fut ainsi qu'en profitant du fait qu'elle était restée dehors toute la journée, je commençais à chercher partout, avec une méticulosité d'ingénieur, en notant les endroits où j'avais déjà fouillé.

Le temps vola, comme si un doigt invisible avait tourné les aiguilles ; vers 4h de l'après-midi je n'avais toujours rien trouvé et je mourais de faim. Je me fis un plat de fusilli aux quatre fromages.

En mangeant je réfléchissais, comment est-il possible qu'il n'y ait pas une photo d'elle, que sais-je, de son diplôme ?

Il devait bien y avoir quelque chose, une trace que je ne connaissais pas et qui pouvait m'aider à comprendre à qui j'avais à faire.

Je m'allongeais sur le canapé, je m'endormis sans le vouloir, un quart d'heure, pas plus.

Je rêvai d'Ignacio, mon maestro de tango.

Il n'était sans doute pas le danseur qui aurait impressionné le public par son style, par sa musicalité maniaque, par ses figures spectaculaires ou encore par sa beauté, mais Ignacio avait de la présence sur scène et il en avait même beaucoup.

C'était cela que je cherchais, plus qu'autre chose, on apprend vite des figures dans un stage, ou en regardant une vidéo sur YouTube, pas la présence sur scène, c'est quelque chose qui va bien au-delà, qui condense l'essence même d'un tango, pour la traduire en gestes, mouvements, silences.

Il partageait cette vision du tango avec sa partenaire, Isabella : leur danse était comme une rame qui remue le fond d'une rivière et qui peut tout faire remonter à la surface.

Pendant leurs démos, le public était tenu en haleine pour toute la durée, pour éclater à la fin en un applaudissement libératoire ? Il n'était pas rare de voir des gens s'essuyer des larmes. Ils m'avaient ému moi aussi, je n'oublierai jamais leur danse sur A Evaristo Carriego.

Je vis Ignacio dans mon rêve, assis à une table, avec un verre de vin et son immanquable cigarette, me dire avec sa voix cassée de Parrain :

« Le tango n'est pas que des jambes qui s'entremêlent, le tango est aussi attente, silence. Le tango séduit, mais après il court se cacher, où jamais tu penserais le trouver.

Je me réveillai.

J'éprouvai un profond sentiment de tristesse, Ignacio nous avait quitté pour toujours, il y a un an. Puis, je me redressai soudain, m'asseyant sur le canapé : le tango séduit, mais après il fuit se cacher, où jamais tu penserais le trouver.

J'avais la clef !

Je partis en courant chercher ses valises, elle s'en servait que pour voyager, il n'y avait rien dedans. Rien ?

Je commençai à fouiller, la première valise était vide, je la secouai pour en avoir le cœur net, aucun bruit.

J'explorai la deuxième, en cherchant dans toutes les poches, rien, il n'y avait rien. Je l'agitai quand même.

J'entendis un bruit, il y avait quelque chose dedans. Le cœur fit un bond, comme s'il allait me sortir de la bouche.

Il y avait un double fond, je mis la main pour chercher. J'en sortis un journal intime.

Je l'ouvrai délicatement, comme si je ne voulais pas faire de bruit. Je commençai à le feuilleter.

Je notai qu'il était écrit en français avec une écriture qui n'était pas la sienne, sauf dans les dernières pages, écrites avec son écriture, mais en espagnol.

Deux personnes avaient donc écrit ce journal, elle ... et qui ?

Je rouvris le journal intime à l'endroit où il y avait les pages en espagnol. C'était écrit dans l'espagnol de Buenos Aires, je le reconnus immédiatement grâce aux vos et aux sos par ici et par là, typiques de l'espagnol rioplatense.

Il y avait la description de notre première rencontre, vu avec ses yeux. Donc, elle parle espagnol et elle sait même l'écrire ! Mais alors qui a écrit la première partie ?

Je respirai profondément et commençai à lire le journal, depuis la première page.

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