L'hôte

42 - La crème de la crème

Buenos Aires, 20 juin 1937

Nous arrivons à la soirée avec la presse, les journalistes sont assis aux tables du premier rang, la salle est bondée.

Donato et son orchestre sont présents – Donato est tacitement devenu notre porte-bonheur.

Nous dansons à nouveau les mêmes morceaux que lors de la soirée de la démo inaugurale.

Un succès, avec les journalistes et le public, tous debout, à applaudir.

C'est Donato lui-même qui m'a en quelque sorte donné un surnom.

C'est arrivé par hasard, pendant une interview avec un journaliste de La Nación Argentina :

« C'était comme voir deux tigres qui avancent, luttent et se séduisent à l'infini », a déclaré Donato.

Mais le journaliste a retenu que c'était plus approprié de parler de tigre seulement pour l'homme, et ainsi La Nación Argentina a titré l'article avec « Le Tigre et Anabella révolutionnent le tango argentin ! »

Nous sommes le couple de tango le plus connu d'Argentine, pour tous nous sommes El Tigre et Anabella. Cela me donne le sourire, on dirait le titre d'un spectacle de cirque.

Tout le monde parle de notre tango comme d'une révolution, quand nous faisons des démonstrations on affiche complet deux semaines à l'avances.

Pendant l'été de 1938 nous faisons connaissance avec Manuel Dutronc.

Manuel nous expose son projet : faire de la Floreal la plus belle milonga de Buenos Aires. Il nous propose de danser à la Floreal, une démonstration par semaine.

En contrepartie : être logés gratuitement à la Floreal – le deuxième et dernier étage entièrement à notre disposition – aucune dépense à notre charge, un majordome pour nous et 20% du chiffre d'affaire de chaque soirée.

Toute cette fortune à une seule condition : l'exclusivité pour la Floreal, nous pourrons danser dans les autres milongas, mais sans donner aucune démonstration.

Nous acceptons.

Nous nous marions en avril 1938 et dans le mois même nous emménageons à la Floreal.

Manuel prend le premier étage et fait faire des modifications afin que l'on puisse accéder à son étage et au nôtre par deux escaliers extérieurs et indépendants ; pour protéger la vie privée, dit-il d'habitude – il ne rate jamais l'occasion de caser quelques mots de français.

La milonga se trouve au rez-de-chaussée.

Il a fait agrandir beaucoup la cuisine, en faisant construire une extension dans le jardin et il a fait venir de Paris un chef français, Laurent Rouger, rencontré pendant son séjour parisien.

Quelques jours après Jocelyne débarque, sa dernière flamme parisienne, elle a quitté son mari et elle est à la recherche de nouvelles émotions, la vie parisienne était désormais trop ennuyeuse et répétitive.

Elle n'habite pas à la Floreal, car ils ne sont pas mariés, Manuel ne veut pas que les gens fassent courir des ragots à leur sujet, il lui a loué un petit appartement, à quelques minutes à pied de la Floreal.

La milonga de la Floreal peut recevoir jusqu'à 800 personnes, nous avons 600 réservations avec un mois d'avance.

La Floreal est devenue le centre de gravité du tango, la crème de la crème se bat pour y rentrer, une étape obligée pour toute célébrité résidente ou de passage à Buenos Aires.

J'ai eu ainsi l'occasion de connaître Charly Chaplin, Victor Fleming, Clark Gable, Gary Cooper, Bette Davis et Vivien Leigh.

Ils viennent tous pour dîner, écouter les meilleurs orchestres de tango et assister à nos démos ; ils réservent toujours les meilleures tables.

Avec Vivien Leigh, en revanche, cela a été diffèrent. Elle m'a demandé de lui donner des cours particuliers, une amitié sincère est née entre nous. Dans la réalité, elle est encore plus belle, avec ses yeux d'un bleu profond et ses cheveux noirs de jais, qui contrastent avec une peau si blanche.

Elle est très sympathique, loin de l'image que je m'étais fait – peut-être parce qu'elle n'est pas encore l'icône mondiale qu'elle deviendra dans les deux prochaines années.

Nous avons dansé ensemble plusieurs fois, et un soir, nous avons même donné une démo surprise : qui aurait dit que danserais un tango avec Scarlett O'Hara ?