46 - Tout devint noir

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Paris, 19 novembre 2010.

Je venais de finir de lire son journal intime, je l'ai lu tout d'un trait.

Je ne savais pas quelles conclusions en tirer, je me sentais plus confus qu'avant, je sentais que j'avais besoin de temps pour digérer toutes ces informations.

Et puis, il s'était fait tard, je devais me dépêcher si je voulais faire à temps pour la démo au Garron, une milonga qui venait d'ouvrir et qui avait un succès grandissant.

Dans le programme de la soirée, il y avait la démo de Rodrigo et Gisela, un couple parmi les meilleurs de Paris.

Florence visitait une exposition sur Tamara Lempicka et était retard, elle m'envoya un sms pour me dire qu'elle aurait mangé quelque chose dans la rue et me rejoindrait directement au Garron, vers 22h.

Pour me distraire – et ne pas rester à fixer ma montre – je laissai mon regard vaguer parmi les gens.

Au fond de la piste, deux femmes, avec un air visiblement ennuyé, observaient les couples danser, elles parlaient peu entre elles. L'une était blonde, l'autre brune, 35 ans environ, slaves, probablement. La blonde portait une robe blanche, longue jusqu'au genou, un clin d'œil aux années quarante, mais l'analogie avec les années quarante s'arrêtait là, car le vêtement laissait nu tout le dos, partiellement couvert par ses longs cheveux raides.

La brune portait d'amples bermudas noirs, en soie, larges sur les cuisses et serrées sous le genou, avec une fente latérale sur chaque jambe qui laissait entrevoir la peau.

Sur son buste, elle portait un top vert émeraude, très minimaliste, elle avait un air d'odalisque sortie d'une peinture orientaliste du XIXème siècle, un look très à la mode depuis quelques années.

De nombreux hommes étaient venus les inviter, mais elles avaient systématiquement refusé, elles savaient très bien que d'ici une heure les Argentins seraient arrivés, très probablement c'était eux leur objectif.

Il était déjà 22h30, aucune trace de Florence, pas de sms, aucun appel, rien.

Pour ne pas continuer à penser à elle, j'allai au bar commander quelque chose à boire.

Quand je revins, je trouvai la blonde et la brune qui, montrant leur meilleur sourire, se levaient pour danser avec deux Argentins.

C'étaient les Argentins les protagonistes indiscutables de chaque milonga.

Les premiers arrivèrent dans les années 80 et 90, mais la vraie vague arriva après le crack argentin de 2001.

Si Paris était devenu la deuxième capitale mondiale du tango, on le leur devait.

Ils étaient les meilleurs, c'était eux qui faisaient la loi. Leur présence garantissait le succès d'une milonga ; les organisateurs étaient prêts à tout pour les avoir, les Argentins ne payaient pas d'entrée et souvent pas même les consommations.

Ils n'étaient pas une communauté très ouverte, au contraire, je dirais qu'ils étaient un cercle fermé, se fréquentant presque exclusivement entre eux, exception faite pour quelque Européenne admise en tant que fiancée temporaire – très temporaire.

A côté de moi, deux Français commentèrent la scène, avec un mélange d'admiration, de jalousie et de rage vis-à-vis des Argentins :

« Elles les voient comme des demi-dieux sur terre ! », dit l'un des deux.

Je fus saisi d'un soupçon – un soupçon mesquin, je l'avoue.

Cinq minutes après, j'avais déjà quitté le Garron, en selle sur ma Vespa, en direction de la maison, à toute vitesse.

Des gouttes commencèrent à tomber. Je me garai exprès à une centaine de mètres de la maison.

Arrivé dans la cour, je vis que les rideaux du salon avaient été tirés, mais il y avait de la lumière à l'intérieur : Florence était à la maison !

Mon cœur fit un bond, je senti les pulsations du sang dans les tempes et dans les tympans.

Je m'approchai de la porte, je pouvais entendre des notes, un tango sûrement, même si je n'arrivais pas encore à le distinguer.

Je rentrai comme un voleur, ouvrant très doucement la porte d'entrée qui donnait directement sur le salon.

Florence était de dos, elle dansait avec un homme.

Je reconnus immédiatement qu'il s'agissait de Diego, un bel Argentin, la trentaine, cheveux noir corbeau avec une queue de cheval et une moustache fine à la Zorro.

Les lumières du salon étaient tamisées et la musique était douce – Bahia Blanca de Di Sarli.

Diego s'aperçut de ma présence et s'immobilisa instinctivement, bouche bée.

Florence, au contraire, ne s'était absolument pas aperçu du bruit de la porte, elle sentit, en revanche, que Diego s'était arrêté de danser, elle ouvra ses yeux et leva son visage vers le sien. Lisant la stupeur dans son visage, elle se retourna d'un coup et me vit, se mit une main sur la bouche pour étouffer un cri, mais inutilement, elle cria comme si elle avait vu un fantôme.

Je regardai Florence dans les yeux, j'étais hors de moi, j'étais en colère contre elle, avec moi-même, je lui avais fait confiance, aveuglément, je me reprochai de ne pas avoir lu son journal plus tôt, d'avoir toujours cru à tout ce qu'elle m'avait toujours raconté.

Florence avait donc un amant, je devais accepter la réalité, voilà les visites aux musées, il n'y avait pas d'autres explications.

Je reculai, me retournai, et parti, claquant la porte. Je me mis à courir sans savoir où aller, malgré la vue floue à cause des larmes et de la pluie qui avait redoublé de violence.

J'entendis derrière moi sa voix, elle me suppliait de m'arrêter.

Je traversai une rue quand le feu venait de passer au rouge, j'entendis un bruit de pneus, un coup de klaxon et un bruit strident contre du métal.

Je m'arrêtai à l'instant, le cœur comme les sabots d'un cheval au galop, j'imaginai ce qui s'était passé derrière moi, je restai pétrifié, je voulais me retourner, mais mon corps s'y refusait, je luttai de toute ma volonté pour me retourner.

Florence gisait au sol, immobile, au milieu de la rue ; la voiture qui l'avait frappée s'enfuyait à toute vitesse.

Sa tête penchait sur le côté, les yeux fermés et un imperceptible sourire.

Je pris son corps dans mes bras et je le portai sur le trottoir, lui murmurant en sanglots :

« Non, non, non, réveille-toi, Florence, réveille-toi amore mio, c'est juste un rêve, allez, maintenant on va se réveiller ensemble... et moi je prépare le petit-déj... »

Diego arriva à ce moment précis, il regardait immobile la scène, la tête entre les mains : « Madre de Dios ! Il s'était rien passé ! »

Elle ne respirait pas, le cœur ne battait plus.

Je me souviens seulement que je criai avec toute ma force vers le ciel :

« Non, mon Dieu, non ! »

Elle est morte à cause de moi, elle est morte, morte, morte, ma vie est foutue !

Ce furent mes dernières pensées.

Je vis une voiture passer et je me jetai dessous.

Tout devint noir.

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L'hôteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant