Chapitre 48 (partie 1)

7 1 0
                                    


Chez Joe était une sorte de café-restaurant typique, coincé au fond d'une impasse, dans un sous-sol uniquement destiné à une certaine marge de population. Joe, le patron, était un maudit, de même que son personnel et l'intégralité de sa clientèle. L'on accédait à son restaurant, non pas par un mot de passe, mais par un infime don de sang à l'entrée pour prouver son appartenance au royaume des morts. Un employé dûment en exercice depuis l'ouverture était chargé de ces vérifications, en dégustant scrupuleusement chaque goutte d'hémoglobine qui lui était soumise.

De toute son existence, l'établissement n'avait à déplorer que de rares fois la visite intempestive de clients non-morts. En général, il s'agissait de gens égarés ou de curieux, et l'employé se contentait de les éconduire. À une seule reprise, il avait fait entorse à la règle. Une bande de jeunes pseudo-néo-satanistes peinturlurés qui avaient eu vent de l'adresse par des ouï-dire et qui trouvaient « mortel » de donner leur sang pour avoir accès à l'intérieur. Ils avaient eu accès à l'intérieur, mais seulement aux cuisines, car c'était là qu'ils avaient échoués avant de finir en plat du jour sur le menu du soir.

Joe faisait partie de ces morts neutres si chers à l'ancien Doyen. Restaurateur de son vivant, il avait emporté dans la tombe l'amour de la cuisine bien faite. Catastrophé par les habitudes alimentaires de certains de ses contemporains qui tuaient, déchiquetaient et engloutissaient tout et n'importe quoi n'importe comment, il avait ouvert cette échoppe destinée à ceux qui avaient le palet suffisamment délicat pour apprécier la bonne cuisine. Les premiers clients étaient venus par curiosité, et le bouche-à-oreille avait fait le reste. Depuis son ouverture, voilà trois cent cinquante-deux ans, il ne désemplissait plus, poussant même d'autres enseignes à ouvrir. Mais Chez Joe, pour la cuisine posthume, c'était comme certains fast-foods : c'était la référence absolue, car personne n'égalait Joe en matière de qualité.

Et si Christel emmenait Lilian chez lui, c'était parce que Joe s'était fait l'étendard d'un nouveau commerce : comme Lilian, et beaucoup d'autres avant elle, nombreux étaient les relevés qui avaient du mal à plonger dans la consommation de viande humaine. Déçu par ce gâchis, Joe avait alors eu l'idée géniale de proposer des spécialités destinées qu'à eux, cuisinées de telle façon que la consommation devenait plus facile. Outre une découverte en douceur de nouvelles saveurs, c'était également une façon de fidéliser la clientèle dès le départ, laquelle finissait invariablement par revenir se régaler chez lui.

Christel avait eu, à de nombreuses reprises, l'occasion de se faire exploser la panse dans son établissement. Il l'avait fréquenté dès le début, lui octroyant l'honneur de compter parmi les clients les plus anciens et les plus fidèles, aussi que celui de tutoyer le patron. Car, outre son assidue fréquentation, le jeune homme avait eu plus d'une fois l'occasion de recadrer des clients indésirables qui se croyaient dans le premier tripot venu, en se donnant le droit de contester les tarifs, de provoquer des bagarres ou de braquer la caisse. Si Joe était tranquille et son restaurant respecté, c'était grâce à lui. Christel jouissait donc d'un statut à part dans l'établissement. Il n'était d'ailleurs pas rare de voir certains clients quitter la salle à chacune de ses arrivées, redoutant craintivement une bagarre à venir ou se souvenant douloureusement d'une bagarre passée. Non sans oublier de régler la note, ça aussi, Christel y veillait scrupuleusement.

L'employé à l'entrée eut un large sourire édenté en le voyant arriver avec ses camarades. Cela augurait pour lui une soirée des plus tranquilles.

– Tiens, notre meilleur client ! salua-t-il. Que nous vaut ce plaisir ?

– Bonsoir, Marcus. Je ramène du nouveau monde.

Requiem Æternam Dona Eis [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant