Chapitre 8 (partie 1)

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Lilian avait souvent observé Mr Smith. Dame, plus de la moitié des filles de l'établissement avait au moins une fois manifesté son intérêt pour l'homme. La jeune fille en connaissait déjà une vingtaine qui s'étaient ruées chez leur chirurgien en vue d'apparaître sous leur meilleur jour, mais sans succès jusque-là. Il s'en était même trouvé une pour lui proposer des avantages de toutes sortes, mais Mr Smith avait depuis longtemps rendu évident qu'il était parfaitement insensible aussi bien à la carotte qu'au bâton. Comment il était parvenu à conserver son poste dans ces conditions était un mystère pour tous.

Lilian n'avait jusqu'à présent porté à Mr Smith qu'un intérêt superficiel, Constantine accaparant alors son attention. Et elle ne pouvait qu'admettre à quel point le second n'avait été qu'une perte de temps quand elle constata l'extraordinaire énigme que représentait le premier. Récemment encore, outrés par l'insoumission de ce nouveau professeur de mathématiques, des parents d'élèves avaient obtenu le désistement du directeur de l'établissement, lequel refusait obstinément de le renvoyer. Ils en avaient été pour leur frais, son successeur soigneusement désigné ayant, à leur plus grande stupéfaction, pris exactement la même décision que lui. Les gens en avaient conclu que Mr Smith avait le bras beaucoup plus long qu'ils ne l'auraient jamais, et cela avait suffi pour rendre dociles les plus récalcitrants de ses élèves. Même si beaucoup rageaient intérieurement, où allait le monde si les enseignants se mettaient à avoir des relations encore plus haut placées que les élèves, je vous le demande ?

La plupart des demoiselles ne se plaignirent pas de ce non-départ, bien au contraire. Nombreuses étaient celles à ne pas avoir renoncé, racontant avec extase les nombreux rêves érotiques qu'elles avaient faits avec le séduisant enseignant, et avec les beaux jours qui revenaient, les vêtements se faisaient de plus en plus courts.

Lilian s'estima cependant suffisamment intelligente pour ne pas tomber dans ce piège. Les échecs répétés de ses amies à séduire Mr Smith lui disaient tout ce qu'elle avait besoin de savoir sur ce qu'il ne fallait pas faire. Et s'il y avait bien une chose que son businessman de père lui avait appris, c'était qu'on obtenait beaucoup plus facilement des gens en parlant le même langage qu'eux. C'était un professeur de mathématiques, certes attirant, mais qui de toute évidence accordait beaucoup d'importance à l'intellect. Les tenues affriolantes et les battements de cils étaient donc exclus d'emblée. C'était par l'intellect qu'elle devait passer.

Dans les semaines qui suivirent, Lilian se présenta donc en classe dans des tenues de plus en plus élégantes. Mais ce qui changea le plus significativement était la provenance de ses bonnes notes. Alors que, jusqu'ici, un petit pot-de-vin n'avait jamais fait de mal à personne, elle s'appliqua dorénavant à les acquérir toute seule, de façon à attirer son attention. Son intérêt pour les mathématiques enfla, ainsi que la qualité de ses devoirs, mais surtout la jalousie des autres étudiantes quand Mr Smith venait à féliciter Lilian pour ses progrès devant toute la classe.

*

Si K est un corps algébriquement clos, alors pour tout idéal propre...

Marchant d'un pas léger, le nez plongé dans ses pensées, Lilian quitta la salle de classe et prit la direction de la terrasse du toit. Les élèves s'agitaient autour d'elle, certains allant pour sortir du bâtiment, d'autres pour se rendre au cours suivant, dans un chaos de bruits, de couleurs et de parfums.

Ce résultat n'est pas vrai si K n'est pas algébriquement clos. L'idéal M des multiples...

Prise par un trou de mémoire, elle jeta un œil sur sa leçon. Un coup de vent lui balaya les cheveux, et elle mit pied sur la terrasse. Elle vint se poser sur un banc, sortant ses cours, ressassant la théorie. Elle voulait finir son devoir avant la fin de la pause. Ouvrant son sac, elle ressortit le dernier contrôle de mathématiques, souriant devant l'excellente notation qui l'embellissait.

Elle n'osait pas s'avancer, mais elle avait l'impression très forte que Mr Smith n'était pas insensible à ses tentatives. Certes, elle était devenue l'élève rêvée, mais quand il la regardait, il y avait beaucoup plus que la simple satisfaction de sa réussite dans ses yeux. C'était de l'appréciation, et même, de l'égard. Peut-être aurait-il eu cette semblable réaction pour n'importe quel autre élève méritant, mais elle avait la faiblesse de penser que cette attention lui était toute personnellement adressée.

Oubliant les théories mathématiques, elle repensa à ce regard bleu azur, avec la petite tâche dorée dans la pupille gauche, les montures en acier, les cheveux blonds avec quelques mèches châtains, la mâchoire carrée, et les mains, surtout les mains...

– Eh, tu te prends pour qui, toi ?

Brusquement tirée de sa rêverie, Lilian mit un moment à identifier la voix qui venait de parler.

– Quoi ?

Puis elle tourna la tête et reconnut les deux filles : Katharine McGowan et Siti Shan.

En voilà deux qui donnaient, depuis leur arrivée, des sueurs froides aux élèves les plus populaires de tout le campus. Elles étaient à peine apparues, et les garçons ne juraient plus que par elles. Avaient-elles fait usage de ce charme indéniable ? Lilian en doutait. Il s'en était trouvé plusieurs pour raconter des ébats époustouflants avec de nombreux détails, mais la jeune fille était convaincue que ce n'était que de la fanfaronnade, elles avaient plus des airs à tenter les hommes qu'à en faire usage.

Elle regarda les deux élèves sans comprendre la raison de leurs propos. Pour qui se prenait-elle ? Pourquoi donc posaient-elles cette question ?

Elle leva les sourcils de surprise.

– Mille excuses, railla-t-elle alors, j'ignorais que cet endroit portait votre nom.

Et elle baissa à nouveau les yeux sur ses cours, jugeant le débat clos. Elle ne vit pas les deux filles échanger un regard et marcher vers elle. Puis Katharine lui arracha la tablette des mains et la jeta au loin.

– Eh ! protesta Lilian.

Mais Siti la fit taire en la saisissant aux cheveux et en lui tirant la tête en arrière. Lilian ne put réprimer un hoquet de douleur. Katharine baissa les yeux sur elle, glaciale.

– Tu crois qu'on n'a pas vu ton petit manège avec Mr Smith ? Tu te prends pour qui à venir comme ça, attifée comme une gravure de mode, genre je connais subitement les maths sur le bout des doigts ? On t'a vue arriver à des kilomètres à la ronde, pouffiasse, alors laisse-moi t'expliquer une bonne chose.

Elle se pencha sur elle, le visage fermé et le regard vénéneux.

– Mr Smith n'est pas à toi, d'accord ? Certainement pas à une décérébrée dans ton genre. Alors, tu vas gentiment retourner à tes échantillons de fringues te faire sauter par le dernier héritier à la mode, et Mr Smith, tu l'oublies. Parce que si on te revoie ne serait-ce qu'échanger un regard avec lui, on va tellement te faire la misère que tu n'oseras même plus sortir de chez toi. Compris ?

Tétanisée, Lilian n'osait pas bouger. Une sueur froide lui dégringolait dans le dos alors qu'elle regardait Katharine avec effroi. Son expression était si hostile, son ton tellement glaçant, qu'elle n'osa pas mettre ses menaces en doute.

Elle pensa fugitivement à Mr Smith, à ses beaux yeux bleus, à sa voix grave et chaleureuse, son regard pétri de fierté quand il lui rendait un devoir... Tout ça pour ça...

– Je crois qu'on l'a un peu perdue, releva Siti avec légèreté.

Le sourire haineux de Katharine était pire que son regard. Elle ôta tranquillement la grosse bague qu'elle avait au doigt.

– J'espérais un peu ça.

Requiem Æternam Dona Eis [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant