Chapitre 10

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Mohamad Abdel Mehdi démarra son service à six heures, comme d'habitude. Il pointa, récupéra ses clefs et prit possession de sa Ford Crown Vic jaune, modèle standard – et légendaire – des taxis américains. Il vérifia le panneau sur le toit indiquant : « YELLOW CAB Call 808-1000 » puis il quitta le dépôt et commença à arpenter les rues de Los Angeles.

Mohamad avait vingt-cinq ans, il était Irakien. Huit ans auparavant, il vivait à Bagdad avec son père et son frère Tarek. Sa mère était morte en couche en le mettant au monde.

Le père de Mohamad et Tarek était mécanicien, ce qui, dans ce pays, nécessitait avant tout d'être un bricoleur de génie. Il travaillait quinze heures par jour pour gagner de quoi offrir un avenir à ses enfants et leur payer des études. Si Tarek semblait peu porté sur l'école et se destinait plutôt à reprendre le garage familial, Mohamad, en revanche, était un élève brillant. Le futur s'annonçait prometteur pour lui.

Puis la guerre avait éclaté.

Une semaine après le début des hostilités, le 2 avril 2003, Tarek et lui avaient reçu un ordre de mobilisation. Leur père les avait alors réunis dans la cuisine.

— Fils, leur avait-il dit, je refuse que vous mettiez votre vie en danger pour une bataille perdue d'avance. Encore une fois, notre pays va connaître le chaos. Après la guerre, les troubles n'en finiront plus. Il n'y a plus d'avenir sur cette terre, vous devez la quitter.

Il avait sorti une boîte à gâteau métallique, décorée de dessins enfantins, et l'avait ouverte devant eux. Elle était remplie de billets de banque.

— Voilà toutes les économies que je possède. Je gardais cet argent pour vos études, mais dans la circonstance, je vous demande de le prendre et de quitter le pays. Fuyez vers une patrie où vous serez en sécurité.

— Père... avait tenté Mohamad, tu nous demandes de partir en te laissant là ? Je refuse.

— Je suis trop vieux pour une telle aventure. Et puis, je ne risque rien : à mon âge, ils ne vont pas m'enrôler.

— Tu sais ce qu'ils font aux parents des déserteurs ?

— Bah... Je trouverais bien le moyen de passer entre les gouttes, le temps que les Américains gagnent la guerre.

— C'est trop dangereux. Nous ne pouvons pas...

— Mes fils... interrompit-il.

Il les serra contre lui et, posant sa tête au creux de l'épaule de Tarek, se mit à sangloter. Ils l'entourèrent de leurs bras et pleurèrent aussi.



Les deux jours suivant furent consacrés aux préparatifs de l'exil. C'est sans doute durant cette période qu'un voisin indiscret les repéra et les dénonça aux militaires pour quelques dinars. Dans la nuit, trois hommes de la milice vinrent frapper à leur porte, réclamant qu'ils se constituent prisonniers.

Dans l'entrée, Mohamad et Tarek se fixaient l'un l'autre, cherchant une issue à ce piège. S'ils étaient arrêtés et convaincus de tentative de désertion, ce serait le peloton d'exécution ! Alors qu'ils cherchaient une échappatoire, la porte craqua sous l'assaut des miliciens. Ces derniers entrèrent comme un ouragan, attrapèrent les deux frères par le collet et les traînèrent dehors, vers le véhicule militaire stationné devant leur résidence. Le chef de la troupe vociféra qu'ils étaient en état d'arrestation.

Alors que les hommes en armes tentaient de les faire monter dans le fourgon, un cri retentit à l'arrière. Tous tournèrent la tête, pour apercevoir le vieux Shérif Mehdi débouler en hurlant, un pistolet à la main. Un coup de feu claqua. Le garde le plus éloigné des deux jeunes hommes s'écroula après qu'une gerbe de sang ait jailli de son front.

Le soldat qui tenait Tarek repoussa violemment le garçon et, vif comme l'éclair, décocha une rafale de mitraillette. Le vieux garagiste la reçut en pleine poitrine.

— NOOOON !

C'est le cri déchirant que Tarek poussa sous les étoiles en assistant au meurtre de son père. Ivre de rage, il se jeta sur le milicien et tous deux roulèrent au sol. Une rude bagarre débuta, dont l'enjeu était de s'emparer de la mitraillette.

Ce fut au tour du dernier militaire de dégainer son arme. Il mit Tarek en joue... avant de recevoir un violent crochet du droit de Mohamad. Sonné, il lâcha son pistolet. Profitant de la désorientation de son adversaire, le plus jeune des deux frères commença à le rouer de coups. Mais l'autre résistait, l'obligeant à redoubler de violence.

Dans son dos, une rafale se fit entendre, suivie d'un râle d'agonie. Quelqu'un était mort. Dans sa position, il ne pouvait voir s'il s'agissait de son frère ou du milicien.

Finalement, de toutes ses forces, il envoya un coup de coude dans la tempe de l'homme qui lui faisait face, l'envoyant à terre, KO. Puis il se retourna pour voir le résultat de l'autre duel.

Le corps du milicien gisait dans une mare de sang. Plus loin, dans la pénombre, Tarek titubait en direction du cadavre de son père.



— Il faut partir !

Déjà, les lumières s'allumaient dans les maisons voisines. Personne n'oserait sortir, bien sûr, mais tous pouvaient distinguer ce qui se passait. Les témoins diraient qu'ils avaient vu les frères Mehdi tuer des miliciens. Il n'y avait plus d'autre solution que de déguerpir au plus vite.

Tarek, penché sur le corps de son père, le couvait comme s'il allait se réveiller. Mohamad, tout aussi choqué de ce décès brutal, mais conscient du danger, lui secoua l'épaule.

— Il faut partir, vite ! Avec ce boucan, les renforts ne vont pas tarder.

Tarek, en larme, ne bougeait pas.

— Tarek, je t'en prie !

Le garçon se releva finalement.

— Tu as raison, chuchota-t-il, la voix nouée. Allons-y.

Ils firent le tour de la bâtisse et embarquèrent dans leur vieille voiture. Ils prirent la fuite, laissant derrière eux la maison qui les avaient vus naître, le père qu'ils ne pourraient pas enterrer et la patrie qu'ils espéraient retrouver un jour.



L'Irak avait, à de multiples reprises, été meurtri par la guerre et l'oppression. Les réfugiés étaient nombreux, et qui le désirait pouvait facilement accéder aux filières d'immigration vers l'occident.

La première étape consistait à quitter le pays en voiture, en passant la frontière syrienne. La chose ne fut pas très compliquée. Sur place, ils contactèrent un passeur qui leur proposait une traversée vers la liberté pour quelques milliers de dollars. C'est là qu'une divergence apparut entre les deux frères.

Mohamad souhaitait rejoindre les États-Unis, quand Tarek désirait gagner l'Europe. La discussion fut houleuse, et puisqu'ils n'arrivaient pas à se mettre d'accord, ils décidèrent de suivre chacun leur route.

Le dernier soir, avant que Tarek ne monte à bord d'une embarcation plusque douteuse, en partance pour l'île italienne de Lampedusa, ils passèrent unpacte : celui de se retrouver un jour, lorsqu'ils auraient réussi leurvie.



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Dévoré de l'intérieur [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant