Chapitre 3 Partie 1

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Deux jours. Quarante-huit heures. Une éternité d'angoisse dans chaque seconde.

Après sa perte de connaissance, elle avait eu droit à un rapide passage aux urgences, avant de rentrer chez elle. « Rien de grave », avait dit le docteur, « Vous avez juste subi un choc ».

Effectivement.

Les autorités aéronautiques lui avaient annoncé que le vol American Airlines, Abou Dhabi-Seattle, dans lequel voyageait son frère, était porté disparu en mer. Les secours recherchaient activement les survivants. Enfin... dès qu'ils auraient découvert le lieu de l'accident.

Lundi matin. Le week-end était passé sans apporter de résultats. Shirley se morfondait dans sa somptueuse villa de Bel Air Road. La télé tournait en continu ; son ordinateur restait connecté en permanence aux sites d'informations. Elle était à l'affût de la moindre progression des recherches.

À dix-neuf heures trente, elle alluma une cigarette et zappa sur KBBN, pour tomber sur le flash du soir. Barbie journaliste apparut à l'écran, au-dessus d'un bandeau indiquant : Calista Foster.

Mon Dieu, quel maquillage ! songea Shirley. On dirait un camion volé.

Elle chercha le cendrier sur la table basse jonchée de kleenex usagés, de paquets de Marlboro vides, et de mugs de café sales. Ne le trouvant pas, elle balança la cendre sur le carrelage. Tant pis, ce serait pour la femme de ménage.

À la télé, Calista prit la parole :

« Bonsoir. Toujours pas d'avancée dans les recherches sur le crash du vol American Airlines. Cela fait maintenant deux jours que les autorités explorent l'océan à la recherche de la zone du sinistre et l'espoir s'amenuise d'heure en heure... »

Elle prenait visiblement plaisir à couvrir le drame. Un tel événement était toujours une chance pour une journaliste, une opportunité de briller et de marquer les téléspectateurs. Shirley le savait bien, qui se rappelait sa joie, sept ans auparavant, devant l'école primaire en flamme.

Des charognards, pensa-t-elle.

Le temps de ces considérations, la bimbo en avait fini avec le sujet et conclut :

« Comme vous le savez, notre consœur, Shirley McAllister – que les téléspectateurs de notre chaîne connaissent bien – est personnellement touchée par cette tragédie, puisque son frère était à bord de l'avion. Toute l'équipe de la rédaction se joint à moi pour la soutenir dans cette épreuve. » Puis, plantant son regard dans l'objectif de la camera, avec des trémolos probablement répétés à l'avance : « Tiens bon Shirley. Nous sommes avec toi. »

Merci. Madame est trop bonne.

Elle préféra éteindre le téléviseur avant de vomir, écœurée par cette indigeste et sirupeuse compassion feinte.

Son ventre gargouilla, lui rappelant qu'elle n'avait rien mangé de la journée. Dans le frigo, elle trouva des œufs et du jambon. Une omelette, tiens, pourquoi pas ? Ah ? le lait était périmé, il faudrait le jeter.

Elle referma violemment la porte, prise d'un brusque accès de colère.

Voilà que son esprit divaguait vers des futilités telles que le dîner, au lieu de se consacrer entièrement à pleurer Peter. Ses yeux étaient même secs ! Elle essaya de sangloter mais n'y arriva pas. Elle se sentit coupable de ne pas se donner entièrement à son chagrin. Elle avait l'impression d'être une mauvaise sœur. Et pourtant... le monde ne cessait pas de tourner parce qu'un drame était advenu et les contingences matérielles restaient les mêmes. Il fallait bien manger, boire, sortir les poubelles – vivre, en somme – et très vite, on se laissait aller à penser à autre chose qu'à l'objet de sa peine, car la vie, cette salope, avait ceci d'ennuyeux qu'elle cherchait toujours à reprendre le dessus, se moquant bien de nos états d'âme.

Résignée, elle sortit une casserole et une spatule en bois.

Elle mâchait sans entrain son omelette, quand son portable sonna.

— Allo ?

— Mlle McAllister ? Andrew Perry du NTSB.

Elle lâcha sa fourchette et se redressa sur son siège.

— Vous avez retrouvé l'épave ?

— Pas tout à fait. En fait, nous avons retrouvé votre frère. Vivant.

— Vivant ?

La surprise la cloua sur place. Voilà bien une chose à laquelle elle ne s'attendait pas.

Généralement, les gens mouraient dans ce genre d'accidents. Les secours ramenaient des corps à terre, que les familles éplorées venaient identifier, avant de fonder une association de parents de victimes chargée de suivre l'enquête et de porter plainte contre les responsables de la catastrophe. Et c'est tout. Il n'était jamais question de survivants.

Elle avait tellement intériorisé l'idée de la mort de Peter, qu'elle ne savait comment réagir à la nouvelle.

— Où est-il ?

— On l'a transporté au County Medical Center, sur North State Street. Désirez-vous que je vous envoie une voiture ?

— Non. J'ai un GPS, j'irai plus vite par mes propres moyens. J'arrive.

— Comme vous voulez.

Aussitôt raccroché, elle s'habilla en quatrième vitesse et se jeta dans le Range Rover.



6 NTSB : National Transportation Safety Board, agence gouvernementale indépendante enquêtant, entre autres, sur les accidents aéronautiques.



L'histoire complète est disponible en e-book et livre papier ici :

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Dévoré de l'intérieur [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant