Chapitre 21

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Bien que la chasse au puma lui fût aisée, elle n'était pas forcément évidente. La densité de population du félin étant peu importante, les proies étaient rares. Pour s'alimenter, la chose devait donc parfois se rabattre sur d'autres moyens. À la périphérie des villes jouxtant le désert, l'arrière des maisons offrait des poubelles bien garnies de déchets à haute valeur nutritive.

Elle attendait la fin du jour pour se glisser sans bruit aux pieds des demeures et dévorer les aliments jetés inconsidérément par des familles occidentales repues et gaspilleuses. Puis, elle repartait, en laissant un désordre qui serait mis sur le dos d'une meute de coyotes.

Ce soir-là, la nuit venait à peine de tomber, quand elle se faufila derrière un pavillon bourgeois, attirée par les effluves d'un reste de gigot encore tiède, que les occupants du lieu n'avaient pas fini au dîner.

Elle ouvrit le couvercle de la benne et commença à fouiller, quand son attention fut attirée par un léger murmure derrière elle.

María Isabel, six ans, était la cadette de la famille Najando qui vivait là. Dans cette famille nombreuse (huit enfants), chacun, même les plus jeunes, devait mettre la main à la pâte et aider aux tâches ménagères. Après le repas du soir, c'était donc la jeune enfant qui sortait la poubelle.

Il lui était déjà arrivé de tomber sur des bêtes dans l'arrière-cour, attirées par les restes de nourritures. Mais c'était la première fois qu'elle se trouvait face à un monstre. Une sorte d'orque, façon Tolkien. (Elle n'avait pas lu les livres, évidemment, mais vu les films en DVD.)

Aussitôt qu'elle l'eut repérée, la chose cessa son exploration de la poubelle et la fixa. Ses yeux étaient humains, mais recouvert d'un voile translucide rouge, comme s'ils étaient injectés de sang.

Le monstre se mit à avancer dans sa direction, marchant un peu à la manière d'un gorille, s'appuyant en partie sur ses bras (elle avait vu ça dans un reportage de la chaîne Nature), mais sans le côté lourdaud du singe.

La petite fille était tétanisée. La peur l'empêchait de fuir ou même de crier. Elle resta immobile, tandis que la créature de cauchemar commençait à la renifler en retroussant ses babines, dévoilant une mâchoire de Pitbull.

Dans la tête de la chose, au fond de son âme (si on admettait qu'elle en avait une), ce qui avait été autrefois un être humain du nom de Peter McAllister, hurla de haine et de colère. Car il avait vu ce que le monstre comptait faire : remplacer son repas de détritus par une jeune humaine à l'odeur alléchante.

Il n'avait rien pu faire pour le pauvre puma, mais là, c'était trop. Beaucoup trop.

Poussé par la rage du désespoir, il s'attaqua mentalement à la chose. Avec une volonté qu'il ne se connaissait pas – ce genre de détermination absolue que seule l'imminence d'un drame peut créer – il repoussa l'intrus qui squattait son cerveau et retint la patte abjecte qui s'apprêtait à planter ses griffes dans le cœur de la pauvre enfant.

Puis, ayant recouvré le contrôle de son corps (pour la première fois depuis des jours), il prit la fuite.

Il courut longtemps, cherchant à mettre le plus de distance possible entre lui et les autres êtres humains. Car il était devenu dangereux, il le savait. Il n'interrompit sa course qu'au bout de plusieurs heures, après avoir atteint les montagnes, qui lui serviraient d'abri pour un temps.

Sitôt qu'il se fût arrêté, l'entité reprit le dessus et le balaya d'un revers mental, au fond de son inconscient.

Il s'attendait à une réaction violente de sa part, mais non. Au contraire, revenue aux manettes, la chose noire resta étrangement calme, presque hébétée de s'être fait maîtriser avec tant de force.

Visiblement, elle l'avait sous-estimé. Mais, qu'importe ? Elle avait des choses plus importantes à faire ; notamment, trouver un repas.

Elle captura un serpent caché dans un buisson et l'avala presque d'une bouchée.

Peter sentit le reptile encore vivant, s'enfoncer dans sa gorge et se débattre. Les écailles frottèrent contre les parois de son œsophage. Il eut la nausée, mais, évidemment, ne put vomir.

Ayant repris des forces, la créature s'attela à une nouvelle tâche. Elle se mit à cracher un fil ressemblant vaguement à une toile d'araignée. Très fin, mais néanmoins solide. Des mètres et des mètres, dont elle se recouvrait en même temps qu'elle le produisait.

Cela prit des heures, mais peu à peu, elle finit par être presque entièrement enrobée de cette étrange matière au contact désagréable.

Peter compris rapidement ce que la chose était en train de faire et cela le terrifia.

Elle se fabriquait un cocon !

Il est maintenant dans le noir.

La chose a refermé son enveloppe de fils tressés et s'est mise en sommeil. Il cherche sa présence dans les moindres recoins de son crâne mais ne la trouve pas. Elle s'est comme envolée.

Il veut en profiter pour reprendre l'ascendant sur son corps : impossible. Celui-ci est engourdi au dernier degré, complètement figé.

Il se retrouve seul dans sa tête et dans la pénombre.

Il cherche à se raccrocher à des pensées rassurantes, à des souvenirs agréables. Malheureusement, eux aussi se défilent. Ces derniers jours, ils ont continué à s'évaporer peu à peu.

Plus il tente de se remémorer son passé, plus ce dernier devient diaphane.

Comment s'appelle sa sœur déjà ? Pas la moindre idée. Il a bien une sœur, n'est-ce pas ? Il n'en est plus vraiment sûr.

Des parents, des amis ? Difficile à dire.

Il se nomme Peter, il en est sûr. Mais, Peter comment ?

Il était mourant et il le sait.

Car, qu'est-ce qui fait un homme ? Son enveloppe charnelle et son âme. Or, sa chair ne lui appartient déjà plus, et son âme – son esprit, sa personnalité, sa mémoire – s'efface comme un disque dur en plein formatage.

Bientôt, il ne serait plus un être humain. D'ailleurs, l'est-il encore ?

Oui, je suis encore un homme, pense-t-il, car je ne tue pas les petites filles.

Effectivement, il ne tue pas les petites filles...

Pas encore.

Dévoré de l'intérieur [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant