Chapitre 2 Partie 2

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À peine était-elle entrée dans le studio que le quinquagénaire édenté, vêtu de son éternelle salopette de jeans, lui tomba dessus.

— Dites donc...

Il se planta à quelques centimètres d'elle à peine, la touchant presque – une sale habitude qu'il avait pour parler aux gens. Elle tenta de rester polie et de ne pas détourner le regard de ce visage fripé, aux yeux déments, surmonté d'une tignasse grise tirant vers le roux.

— M. Winnipeg, le salua-t-elle avec un sourire forcé. Comment allez-vous ?

— 'Y a plus de muffins chocolat au buffet. 'Pouvez faire quelque chose ?

— Euh... Je ne m'occupe pas de l'approvisionnement. Voyez un assistant plateau.

— Ah ! Pis si on pouvait avoir des bières.

— L'alcool est interdit dans le studio. Excusez-moi, j'ai beaucoup de travail. On se voit à la répétition.

« Grumpf », lâcha l'agriculteur pour toute réponse.

Elle se dirigea vers le plateau en saluant l'équipe et en répondant aux messages d'encouragement des techniciens pour le poste des infos du soir. Tabitha, son assistante, vint à sa rencontre et lui tendit un porte-document.

— Le programme du jour. On répète la choré de Singing in the rain avec les mômes et puis ce sera ton tour.

— Ok.

Elle alla s'asseoir à l'autre bout du studio en attendant.

Shirley animait Your kid's got talent, une téléréalité où des enfants de dix à quatorze ans s'affrontaient dans des épreuves de chant et de danse. Une sombre merde à son avis, et elle se demandait encore comment elle avait pu échouer là.

Évidemment, l'émission était un succès et avait fini d'asseoir sa notoriété. Des millions de téléspectateurs regardaient chaque samedi les petits singes savants se prenant pour des adultes. Le visage de Shirley s'étalait sur tous les abribus de la ville, elle avait tourné de nombreux spots publicitaires (pour des cosmétiques, des barres chocolatées, des équipements sportifs, etc.), et servait de guest dans pas mal d'autres shows. Elle était une people adorée des masses, fantasme des adolescents et de leurs pères, condamnée aux lunettes noires pour ne pas être reconnue dans la rue.

Paillettes et futilités pour celle qui se rêvait une grande intellectuelle. Même ses revenus mirobolants ne la consolaient plus et la lassitude s'installait un peu plus chaque jour, accompagnée parfois d'un certain dégoût d'elle-même.

Plus loin, les dix finalistes de l'émission répétaient leur numéro de Gene Kelly pour le générique de fin. Sauf qu'au moment du direct, ils ne seraient plus que neuf, l'un d'entre eux ayant était éliminé par les votes du public, que cela ne gênait guère de s'en prendre à des enfants.

Au fond, elle les aimait bien ces gamins. Les pauvres n'avaient rien demandé. Le problème, c'étaient leurs parents. Selon elle, il fallait être fou pour conduire ses enfants ici. Et tous les pères et mères qu'elle avait rencontrés au cours des quatre saisons de l'émission l'étaient à leur manière. Entre les ratés qui rêvaient de réussir leur vie à travers leurs gosses, les plus ou moins artistes désireux que leur progéniture suive leurs traces, les persuadés que leur gamine était la huitième merveille du monde, il fallait en plus se coltiner des cas plus graves, à la limite du malsain, comme M. Winnipeg. Le type était un pur produit de la société WASP, républicain tendance tea party, qui voyait dans le talent de sa fille un bon moyen de faire de l'argent. Pour s'assurer la victoire, il tyrannisait la pauvre enfant, la poussant à s'entraîner cinq heures par jour, jusqu'à l'épuisement. De fait, la petite était une bête de scène, enchantant le public, et bien partie pour remporter la victoire. Mais une fois le spectacle fini, elle semblait comme morte à l'intérieur.

Dévoré de l'intérieur [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant