Carnet 1 : Partie 5

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Voilà encore plus longtemps que la dernière fois que je n'ai pas écris. Un temps qui me laisse même ébahie. Je suppose que je n'avais plus rien à dire et que j'étais suffisamment occupée comme ça avec les enfants. J'écris quand j'ai des doutes, quand je suis triste, quand je suis en colère, mais moins quand je suis heureuse. Et ces cinq dernières années – parce qu'il s'est effectivement écoulé autant d'années depuis la dernière fois – ont été très heureuses. Pas parfaites, parce que rien n'est jamais parfait, mais j'ai toujours trouvé la vie très belle en dépit de tout.

Ce qui me pousse à écrire aujourd'hui, c'est un drame dont je ne me remets pas. J'ignore même si je vais avoir le courage de l'évoquer ici. Pourtant, si j'écris, c'est pour libérer une partie du poids qui oppresse mon cœur. Parce que tout ce bonheur devait bien être contrecarré par un drame, un jour. Il semblerait en tout cas que la vie fonctionne de cette façon.

Comment évoquer ce tragique événement sans fondre en larme ? Je ne le sais toujours pas. J'ai pleuré plus en quelques jours que je ne l'ai fait en plusieurs années. J'ignore même d'où ont pu me venir autant de larmes.

Ma douce Karen, désormais mariée, me tient compagnie et garde les enfants pour m'accorder un peu de temps à moi. Elles se passent le relai, elle, Hanne et Mme Christiansen. Je leur en suis tellement reconnaissante. Si un tel drame venait à leur arriver, je ne manquerais pas d'en faire autant. Je prie cependant le ciel pour qu'elles n'aient jamais à vivre ce que je vis.

Car, il est temps que je trace ces mots pour en finir une bonne fois pour toutes, j'ai perdu l'amour de ma vie. Jørgen n'est plus de ce monde et je suis désormais seule avec Søren et Ellen, les deux autres soleils de ma vie.

C'était un tragique accident. La tempête a surpris les pêcheurs et Jørgen est tombé à l'eau. La houle était trop forte et personne n'a rien pu faire pour lui. Je ne cesse de m'imaginer la panique qui a du l'envahir sur le moment. Je me demande à quoi il a pensé avant que la fin n'arrive : a-t-il pensé à moi ? à nos enfants ? à ses parents et à ses sœurs ?

Jørgen hante mes nuits. Je peine toujours à admettre qu'il ne passera plus jamais le pas de notre porte. Le pire, pourtant, ce sont les enfants. Søren est âgé de sept ans et Ellen a cinq ans. Tous les deux sont perdus et dévastés, ils peinent à comprendre ce qui est arrivé à notre famille et je ne suis pas aussi forte pour eux que je le voudrais. C'est pourquoi la présence de Mme Christiansen, Hanne et Karen m'est indispensable.

Comment continuer à vivre sans Jørgen ? Rien ne sera jamais plus pareil et la famille ne sera jamais plus complète. Pourtant, nous allons devoir nous atteler à cette nouvelle tâche. C'est ce que Jørgen aurait voulu, je le sais bien. Néanmoins, j'ai besoin de temps, si désespérément besoin de temps. Pour la première fois de ma vie, j'ai l'impression que le temps s'est figé.

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Venir écrire ici ne m'est plus aussi naturel que cela l'était autrefois, tout simplement parce que les mots ne me viennent plus facilement depuis le drame et que j'ai parfois la sensation de ne plus avoir rien à dire. C'est pour ça que tant de temps a passé depuis la dernière fois, presque une vie entière à mes yeux.

J'avais d'abord tant de choses à ressentir, et mes enfants à inonder d'amour doublement plus, pour combler l'absence de leur père.

Søren a maintenant douze ans tandis qu'Ellen a dix ans. Mes enfants sont devenus si grands et, sans eux, je ne me serais jamais remise du drame. Pourtant, ils ont été plus courageux que moi par bien des façons et nous nous en sommes sortis. De là où il est, je pense que Jørgen doit être fier de nous.

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Mme Christiansen m'a parlé aujourd'hui. Elle a évoqué un sujet qui m'angoisse de plus en plus et ce depuis déjà plusieurs années. Effectivement, je n'ai pas été sans remarquer que je ne vieillissais pas. Là où les femmes de mon âge commencent à avoir des cheveux gris, il n'en est rien pour moi. Mon visage n'a pas même pris une ride. Si je devrais m'en réjouir, parce que j'ai la chance d'avoir ce que tant désirent, cela m'inquiète bien plus.

Mme Christiansen s'inquiète beaucoup elle aussi. Elle dit que les gens commencent à parler. Elle dit qu'ils me traitent de sorcière, de démon en jupon. Ils disent que j'ai causé la mort de Jørgen, et aussi celles d'autres personnes que je ne connais même pas. Que je suis responsable des navires qui dérivent et qui coulent.

Mme Christiansen a un mauvais pressentiment et elle a peur pour moi. Je commence à avoir peur moi aussi, pour ma vie et celle de mes enfants. M. et Mme Christiansen pensent que je devrais partir loin d'ici avant que les rumeurs se répandent trop et qu'on songe à me faire du mal. Je pense qu'ils ont raison mais l'idée de m'en aller me déchire le cœur. Comment quitter ma famille en emportant mes enfants loin de leurs racines ?

M. et Mme Christiansen. Karen et Hanne. Je n'ai aucune envie de m'éloigner de ces personnes que j'aime tant et qui forment ma famille d'adoption, la seule dont je puisse me souvenir

Pourtant, j'ai eu beau retourner le problème dans tous les sens, je n'ai guère d'autres solutions. Je ne peux pas les forcer à quitter leurs terres, alors je vais devoir partir seule en emmenant avec moi Søren et Ellen.

Mme Christiansen a déjà envoyé une lettre à l'une de ses cousines éloignées qui vit en Angleterre. Elle devrait être en mesure de me trouver du travail et un logement. Ce n'est pas une vie aisée qui nous attend, mais je vais devoir m'efforcer d'offrir le meilleur que je puisse à mes enfants, parce que c'est ma faute si nous devons nous en aller.

D'ailleurs, partir n'annulera pas le problème. Et si ma condition persistait ? Si je continuais à ne pas vieillir ? Aussi improbable que cela puisse paraître, cette éventualité ne cesse de traverser mon esprit. Y-a-t-il quelque chose qui n'aille pas chez moi ?

Ma pensée reste néanmoins principalement tournée vers les adieux qui sont à venir, et je les devine déjà déchirants. Reverrais-je jamais cette famille aimante qui m'a accueillie il y a déjà vingt années de cela ? Je l'espère du fond du cœur sans parvenir à l'imaginer. L'avenir me parait plus flou et incertain que jamais.

Aina [Embry Call]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant