Juillet - 1.

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Tout oublier. Faire le vide. Ne plus avoir à ressentir cette immense douleur au creux du ventre, cette masse informe de souvenirs, infâme gangrène qui étend ses tentacules dans tout son être. Et pourtant, chercher inlassablement, encore et encore la moindre trace qui rappelait. La moindre inspiration. La moindre illusion, en espérant qu'elle soit moins douloureuse que la précédente, tout en sachant que la souffrance décuplerait à chaque rencontre.

Victor se retenait de pleurer. Tout le temps. Partout. Les larmes venaient pour un rien ou un tout. Elles envahissaient son coeur comme une cascade qui débordait. On lui disait que c'était normal, que la tristesse faisait partie du processus. Mais comment expliquer qu'il cherchait lui-même cette tristesse ?

Chaque fois qu'il posait les yeux sur un simple objet, les rouages cassés de son esprit tournaient à toute vitesse, traquaient la moindre présence de son amour. Chaque blond était le sien, chaque paire d'yeux verts brillaient comme les siens, chaque mot qu'il lisait avait le goût de ne pas être les siens.

Assis sur son lit, dans la pénombre rassurante de son étroite chambre, il portait à bout de bras son livre trop plein de pages. Une page. Un regard. Une page. Un soupir. Une page. Une gorge sèche. Un chapitre. Une gorgée d'eau fade. Un chapitre. Une larme. Un livre. Aucune émotion. Et il recommençait, encore et encore, contemplant sa propre nuit comme un spectateur que l'on traîne à une représentation qui le dégoûtait.

Il n'avait même pas eu le courage de lire sa lettre. Peut-être parce que c'était Doriane qui lui avait donnée. Peut-être parce que la terreur de ne pas sortir de cette boucle infernale le clouait sur place. Peu après avoir reçu cette missive, il avait couru comme jamais il n'avait couru.

Fuir l'église. Fuir les gens. Fuir le ciel. Fuir le monde. Fuir les fantômes, fuir la présence, fuir soi-même.

Il voulait vraiment l'ouvrir. La lire dans un coin, pleurer toutes les larmes de son corps, se vider de toute sa frustration, sa colère, sa rage, se délester de son silence, de son absence de mots, du monstre immobile qui logeait dans sa poitrine et dont les cris sourds faisaient trembler les murs de son indésirable demeure. Il voulait se trouver hors du temps, hors de tout. La littérature l'avait toujours aidé. Aujourd'hui, elle le tuait, comme elle l'avait privé de son amour.

Il était finalement rentré seul, les larmes du ciel coulant au rythme de ses pensées désaccordées.

Il soupira, posa le livre, s'assit à son bureau. Il quittait souvent la fraîcheur de son lit pour le confort de son siège. Celui qui l'avait accueilli à bras ouverts pour écrire jusqu'au bout de la nuit. La gorge nouée, il ouvrit une page vierge sur le traitement de texte de son ordinateur. Cet outil lui hissa un haut-le-coeur dans la gorge. Plus rien n'était à sa place dans son corps. Comment voulait-il traiter quelque chose qui n'existait plus ?

Comme depuis une bonne semaine, Victor tapa quelques lignes, les effaça, repassa le fil de son inspiration mentalement, rétablit ce qu'il avait écrit, continua, effaça encore, suspendit sa phrase en plein milieu, lui donnant un goût d'inachevé. L'espace d'un instant, il resta la main en l'air, figé, les yeux fixés sur l'écran. Puis il continua, ses doigts s'écrasèrent sur les touches du clavier. Vingt-six lettres, mille questions, une confession. D'un clic meurtrier, il génocida son texte. Un texte mort...

— Voilà ce que je suis.

Un rire amer résonna dans le silence de la pièce. Un texte vide. Des lettres qui se suivaient dans un heureux désordre, effacées par un claquement de doigt vengeur. Il changea d'onglet d'un doigt lassé, un léger sourire étira ses lèvres. Si on le voyait, se dirait-on que ces bouts de chair ont été scellés par des baisers poétiques et hantés par leur souvenir ? La question effleura son esprit, il la chassa bien vite. Les commentaires sur le forum d'écriture qu'il fréquentait depuis plusieurs mois maintenant — sous ses conseils, bien évidemment — s'affichaient. Ils lui murmuraient à l'oreille des mots doux, des mots rassurants, des mots encourageants. Des mots. Ces sales petites bêtes si précieuses, qui pouvaient autant ravir que détruire, ces bestioles imprévisibles, ces bestioles aussi nécessaires à l'âme que ne l'étaient les bactéries au corps ! Ces bestioles qui distillaient les parfums du passé, les rayons du présent et la brume de l'avenir... Ces bestioles qui à présent n'étaient plus que des mots. Des lettres sur un papier, des pixels sur un écran. Ces bestioles si communes et hélas si rares...

Lie tes raturesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant