Avril - 12.

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Jamais son angoisse ne fut si haute qu'en cet instant. Il sentait dans sa poitrine étriquée les battements de son coeur affolé, les perles de sueur cascader le long de son dos courbaturé, les poils de ses bras s'hérisser. Le métronome de son coeur accélérait. De plus en plus vite. De plus en plus longs. La chaleur de son corps montait au fur et à mesure que les secondes s'écoulaient. Sa respiration saccadée ronflait dans sa bulle...

Devant la lumière tamisée de son écran, il n'y avait plus que lui. Le monde n'existait plus ; les murs n'étaient plus murs, le ciel n'était plus ciel, et le chant des oiseaux lui paraissait si loin qu'il s'effaçait avant même de comprendre qu'ils étaient là. La tâche, ardue, épuisante, infiniment douloureuse, lui pompait toute son énergie. Il s'épongea le front du revers de la main...

Enfin. Comment définir ce sentiment ? Des années. Cela faisait des années qu'il attendait ce moment, ce moment qu'il n'espérait plus, ce moment qui paraissait si proche et si loin de sa main, ce moment qu'il avait désespérément tenté d'attraper et qu'il était sur le point de saisir. Que faire ensuite ? Il l'ignorait. Cela avait-il même une importance ? L'essentialité de cet instant lui faisait oublier les réalités les plus ancrées de ce monde...

Il n'aurait jamais pensé aller si loin en sa compagnie. L'idée même, invisible, fantomatique, ombragée, disparaissait derrière les grilles menaçantes de l'incertitude. Pourtant, ils le faisaient. C'était peut-être sans espoir pour le reste du monde. Mais l'encre qu'ils faisaient couler les avait emportés jusqu'au sommet. C'était inespéré, mais ils réussissaient. Quel cadeau aurait-il pu espérer sinon celui d'accomplir ce voyage à ses côtés ? Mais pour l'heure, seule la vague sur laquelle ils déferlaient comptait. Qu'ils se noient dans les abysses ou rejoignent les cieux ne demeurait plus qu'une préoccupation lointaine.

La bataille faisait rage ; les lames fusaient, s'entrechoquaient, dansaient. Il était ce chevalier, il était cette lame, il était ce champ de bataille qui criait, cette épée qui tranchait, ces larmes célestes qui coulaient. Il était tout, il était rien, il était lui-même et son pouvoir divin faisait danser l'univers sous le choc de ses doigts. Seuls les clapotis oniriques claquaient dans l'air. Seul face à lui-même, il se dévisageait lui-même pour mieux dévisager le monde. Seul face à la force du monde, il perçait de son regard tout puissant, son invisible regard omniscient, pour mieux se comprendre. C'était l'ultime voyage. La tristesse. La colère. L'absolue excitation. Il grimaça en sentant ses muscles tendus, parcourus de courbature, lui chatouiller avec lourdeur la nuque et les bras. Néanmoins, il continua à plonger son regard dans l'insondable abîme de son miroir fantasmé.

L'appréhension. Si on lui avait demandé son premier sentiment lors de cet historique instant, il aurait évoqué les tentacules de l'angoisse, refermant leur étau sur son corps. Elles exerçaient sur lui une pression qu'il était même incapable de qualifier. Face à cette montagne à gravir, chaque pas prenait les douces allures de marathon, chaque faiblesse lui plantait la lame du doute dans le dos, faisant couler plus de sang encore que durant toutes les heures précédentes. L'appréhension le rongeait, le doute le consumait, le désespoir le noyait, l'angoisse le balayait. Il le savait : parce que comme on ne pouvait dissocier Docteur Jekyll et Mister Hyde, l'infinie euphorie qui le gagnait à chaque mot donnait la main à un désert plus grand encore. Il ne savait pas quand. Il ne savait pas où. Il savait juste que ça allait arriver...

La rage... C'était peut-être ce qui l'avait poussé à commencer cet ascension. Cette curiosité colérique, cette ivresse de l'insatisfaction l'avaient placé au coeur de ce maelstrom dont il était à la fois le créateur et la victime. La cacophonie de ses cris intérieurs s'était pourtant mué en une mélodie placide, presque inerte, un doux ronronnement, une habitude ; l'épée devenue flèche fusait dans l'immensité de l'horizon. Elle filait, étoile filante, à travers champs et marées. Elle continuait de filer, même si les murs se dressaient sur sa route. Elle se fichait dedans avec violence, remuait comme la queue d'un poisson que l'on venait de pêcher, se frayait un chemin dans les parpaings solides du désintérêt, du mécontentement, d'autant de sentiments parasites qu'il n'existe de couleurs en ce monde. Tantôt elle finissait par percer ce mur, et il s'écroulait pour mieux servir d'appui à la flèche, et tantôt, l'archer lui-même semblait se diriger vers ce mur trop haut pour y déloger la flèche et rebrousser chemin ; et alors la plus belle lumière, douce, chaleureuse, la lumière d'automne que l'archer se plaisait à admirer dans le coucher de soleil, éblouissait de ses rayons chaleureux l'obstacle, enflammait le projectile qui continuait alors tranquillement sa course. Cette flèche, elle était noire ; noire de jais, noire d'encre. Une flèche à la pointe irrégulière, une flèche qui, à chaque tableau — non ! chaque scène ! — se renforçait un peu plus. Et enfin, cette flèche, doucement, s'affinait comme une très vieille mine, glissant sur les mers comme un dauphin...

Lie tes raturesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant