§ Chapitre vingt §

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La terre rouge et l'herbe verdoyante furent bientôt remplacées par les pavés de pierre, les égouts pestilentiels et les vieilles maisons à colombage aux fenêtres de verre épais, d'où l'on jette des pots de chambre fraîchement remplis. L'odeur est atroce, mais la plupart des habitants y sont habitués et finissent par ne plus rien sentir du tout. Je baisse ma capuche sur mon front lorsque je passe devant l'une des riches et grandes maisons où l'on n'a déposé les corps des propriétaires il y a de ça plusieurs heures. Des mendiants me fixent d'un regard mystérieux et d'un air curieux, comme si c'était moi qui les avais tués. Certes ils méritaient ce qui leur est arrivé, mais je n'y suis pour rien.

Je continue de marcher à travers les ruelles à peine éclairées par les premiers rayons du soleil. Christian doit être en train de se réveiller. Je sais très bien qu'il est toujours levé avant tout le monde, et qu'il fait semblant de dormir encore les matins où je viens les secouer lui et Daniel. Il est doué pour beaucoup de choses, mais pas pour mentir. À cette pensée je soupire et hésite à continuer, mais mon affection pour Deanna est trop présente pour que je l'ignore au détriment de celle que je porte aux autres, là-bas, à Browndeck Hall. Je m'éloigne un peu plus d'un des seuls endroits que j'ai jamais connus. Je m'apprête à quitter le Berceau des Lumières pour parcourir des terres dont j'ignore la composition. Et si je me perdais? Je regarde aux alentours. Il doit bien y avoir le journal ce matin, une carte de des îles est toujours dessinée sur la dernière page.

J'observe chaque porche pour espérer en trouver un et le récupérer. Je note que je dois un journal au 23 rue des Lys et continue ma marche sur la route du Bois de la Veuve Noire. Pour atteindre le Bois de Mariane, un terrain boisé auquel précède le Bois de la Veuve Noire, il me faut passer par les bas quartiers de Suscinio qui forment toute la partie ouest du Berceau des Lumières. Les deux bois appartiennent à un riche acheteur prénommé Ezra Novak, et qui serait proche du roi Tuncayn si on en croit les rumeurs. Personne n'a jamais vu le visage de cet entrepreneur enrichi, qui a mis en place une taxe supplémentaire pour autoriser les pauvres gens de la ville à déplacer les corps de leurs défunts dans les fausses communes, situées dans le Bois de Mariane. Pire que cet homme, il y en a d'autres dans les bas quartiers ayant l'air beaucoup moins attrayants et viables. Le contraste entre le centre et la partie réservée aux barbares, aux brigands, aux prostitués, et aux auberges de bas étages de la ville est flagrant. Des bruits de ferrailles retentissent sur le sol et l'écho descend les rues où un tas d'êtres puant l'alcool et le tabac à bas prix.

- Eh mon p'tit! On t'attendait! Cria un homme qui m'empoigna l'épaule et m'entraîna dans un pub où une bonne cinquantaine de personnes étaient agglutinées et chantaient haut et fort "La Belle Laideronne".

- Euh... Monsieur je crois que vous faites erreur... Bafouillais-je tandis qu'un bras potelé appartenant à une femme m'emporta dans une danse endiablée.

Un groupe de musiciens jouait incessamment l'air qui accompagnait la chanson campagnarde que les convives s'empressaient de chanter de vives voix.

La Belle Laideronne,

La Belle Laideronne,

Qu'est-ce qu'elle belle,

qu'est-ce qu'elle laide!

Comme une vache,

Couverte de tâches,

Elle se balade!

La Belle Laideronne...

Cela doit être une fin de fête qui a dû battre son plein toute la nuit. Si je continue de tourner comme ça je vais vomir. Lorsque j'arrive à sortir de la foule, c'est parce que quelqu'un me tire de là en tirant sur mon sac.

- Vous allez bien? Me demanda un garçon aux cheveux longs et si clairs, qu'on pourrait les croire blancs.

- Oui...je...merci beaucoup. Répondis-je en lui serrant la main.

- Harry. Dit-il.

- Addi. Souriais je.

- Mais dites moi, qu'est-ce qui vous amène dans ce coin du Berceau des Lumières ? Ce n'est pas très recommandable pour une dame.

- Premièrement, je suis plus tenace que ça, et deuxièmement, je ne reste pas, je ne suis que de passage. Ça devait être rapide mais j'ai été entraînée par la foule. Tentais-je d'expliquer, avec la musique qui hurlait dans les oreilles de chacun.

- Et vous allez où?

- Oh...euh... Voir une vieille amie d'enfance. Ce n'est pas vraiment à mensonge de toute façon.

- Vraiment ?

- Oui... pourquoi ?

Il ne répondit pas et ne fit que sourire avant de s'en aller vers l'autre côté de la pièce. Je le suivis du regard, intriguée par ce comportement douteux et mystérieux. Il me fait penser au prince exilé. Je le vois se pencher sur l'épaule d'un autre homme, dont je ne discerne pas le visage à cause du chapeau qui est vissé sur sa tête. Ils discutent à voix basse, sûrement pour que leur conversation ne traîne pas jusqu'à des oreilles indiscrètes.
Après plusieurs minutes à les observer, une sincère angoisse me saisit. Je dois m'en aller. Au moment où je commençais à pousser les gens qui se trouvaient sur le chemin entre moi et la sortie, l'homme avec lequel Harry discutait commença à avancer dans ma direction. Pourquoi est-ce que les convives s'entêtent-ils autant à boucher le passage? Comprenant que je ne parviendrais pas à sortir en empoignant la force, je mis un pieds sur la chaise à ma droite, monta dessus avant de longer la fête en marchant sur le comptoir, renversant plusieurs verres posés là et en me faisant insulter de part ma maladresse.

- Addison Clark-Lee ! M'appela l'homme au chapeau.

- Comment vous connaissez mon nom?!

Je continuais d'avancer et toujours plus vite puis sauta du bar quand je fus au bout.

- Retenez la! Ordonna-t-il dans mon dos.

Je courrais vers la sortie quand deux hommes se mirent devant moi pour me bloquer. Alors je me penchais en arrière et laissa mes pieds glisser sur le carrelage boueux. Je passais sans problème sous les bras joints des deux hommes et continua ma course vers le Bois de Mariane.

- Attrapez la! Bougez-vous !!!

Carpe DiemOù les histoires vivent. Découvrez maintenant