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   Ravalant la salive qui s'accumulait sur ma langue, le regard de Sarah reflétait une indifférence extrême. Je n'étais pas peureux pour que chacune de mes pensées fût contaminée par la crainte. Cependant, à chaque redécouverte de ses yeux verts, un venin qui somnolait au fond semblait m'aspirer. Ça valait bien une prose de Shakespeare. Ah ah.

   Elle se lança dans une jérémiade qui mêlait mélancolie, désir profond, impatience enfantine, recherche de solution. Elle s'arrêtait parfois pour capter mon attention. Chose inutile parce que j'étais à fond. C'était un plaisir de me plonger dans les problèmes d'une autre personne au lieu de faire face aux miens. Hypocrite comme solution, mais ça déviait mes sens quelques instants. Cela valait tous les contre-arguments du monde. Au fur et à mesure qu'elle poursuivait, je me rendais compte qu'il y avait parfois des similitudes entre nous. Enfant aînée de sa famille, elle portait sur son dos l'énorme responsabilité de prendre la tête de l'entreprise familiale. Une très grosse boîte. À ses dires, elle vivait l'angoisse aux doubles, vu son statut de femme et le doute qu'on lui vouait concernant ses capacités à exercer un métier "d'homme". Elle semblait détester ses parents (ce qui me procurait une étrange satisfaction)  et avait lu toute la Saga Harry Potter. L'entrevue se poursuivait tandis que les minutes se perdaient et que le sommeil prenait possession de mon corps. Le premier bâillement ne se fit pas attendre.

— T'as sommeil, ajouta Sarah comme si ce n'était pas assez clair.

— Oui, oui. L'heure des au revoir est arrivée.

— Mmmmmmmhhh, et si je dormais dans ton lit.

   Ce seau d'eau froide fit trembler mon corps. Mais après tout, elle cherchait à coucher avec moi, donc rien de plus normal.

— Tu n'abandonnes pas, toi.

— On dit que c'est une qualité.

   Je me relevai en pensant qu'elle ferait une très bonne patronne, m'étirai, consultai l'heure avant de poursuivre en admirant l'occase que j'allai laisser filer.

— Mais moi aussi. Et bien qu'on ait fait connaissance, cela reste une mauvaise idée.

— Ah, allez, Ils ne vont pas nous entendre, enfin, j'espère.

   Un long soupir sorti de ma bouche, les yeux rivés au plafond. Qu'on enlève cette bénédiction de mon lit ! Je finis par m'asseoir près d'elle et saisis sa main.

— Écoute, on n'a pas besoin de problème de plus dans nos vies, alors pourquoi ne pas en rester là ? Tu ne te rends peut-être pas compte, mais cette situation est absurde.

   Marquant une pause, je recherchai un signe qui me dirait qu'elle adhérait à mes pensées. Que dalle !

— Tu es une femme magnifique, splendide, riche. Si tu ne me mens pas et que tu es toujours vierge, ce n'est plus pour très longtemps...

— Et si je te dis que c'est de toi que j'ai envie. Que j'aimerais que ce soit toi qui m'enlèves ma virginité.

— Alors j'ajouterai que tu es vraiment flippante...

   Elle tordit les lèvres avant de murmurer des mots inaudibles. Sans attendre, elle se releva avec grâce et en prenant soin d'effacer les plis sur le lit.

— Alors, serre-moi au moins dans tes bras.

   Elle semblait sérieuse alors je lui offris ce geste de réconfort. Ça me rappela que son parfum me piquait et que la chaleur émanant de son corps m'enivrait.

— Bonne nuit, et à demain, me souhaita-t-elle tandis qu'elle fermait la porte.

   J'attendis la claque avant de répondre un : « À toi aussi » sans conviction en pensant que demain, à la première heure, la route m'accueillera comme un vieil ami. Ce serait une bonne idée de mettre fin à tout ce cycle de scène qui frottait la limite du foutage de gueule. Quoiqu'avec du recul, beaucoup de ces derniers m'apparaissaient apaisants, voir essentiel pour un routinier de Londres.

   Dans le noir, je me questionnai encore et encore sur mon choix de ne pas toucher Sarah. Je pensai aussi à ma mère qui me donnait une énième leçon de piano, sa voix douce et rassurante qui me donnait espoir, ses belles notes qui me berçaient. Même maintenant, elles demeuraient dans ma tête. Elles murmuraient tandis que le sommeil prenait possession de mon corps.

   Je ne fis pas de cauchemar, ce qui n'empêcha pas ma nuit d'être mouvementée. La dureté du lit était toujours là et la nuit, plus froide qu'à l'ordinaire. Les premiers rayons du soleil venant côtoyer mes paupières me forcèrent à râler comme un chat. Je me relevai et m'assis en califourchon sur le lit tandis que mes yeux baladaient sur les détails de cette chambre arnaquant : me souvenant de la somme évoquée pour avoir ce trou à rat, et d'encore plus de l'instant où l’on m'avait sommé de garder mes billets. Des vrais cinglés, ces Australiens.

   Je me levai et allai récupérer ma mallette qui se trouvait à côté de la porte. Je vérifiai mon ordi, mes vêtements, mon passeport, mes derniers billets. Je les arrangeai en recherchant un certain "esthéticité" tout en sentant qu'un truc n'y était pas. Mais quoi ? Je finis par la fermer et allai prendre un bain. Je m'habillai avec la tenue traditionnelle blanc et noir et me chaussai. Je me servis de l'eau de Cologne qui vieillissait dans la salle de bain, mais l'odeur qu'il laissa ne fut pas à hauteur de mes attentes. On pensait tout de suite à une compilation de feuille pourrie conservée depuis des lustres. Je marmonnai une injure silencieuse qui s'accentua une fois dehors de la petite pièce où Sarah patientait.

— Ah, bonjour Apollo, lança-t-elle. Tu es très élégant ce matin.

— Bonjour Sarah, merci beaucoup. Je m'en vais.

   Elle ne cilla pas d'un poil. Comme quoi, elle s'en foutait pas mal que j'allais m'en aller : ce qui n'était pas une mauvaise attitude. Mais pour quelqu'un qui voulait coucher avec moi hier soir...

— D'accord, que la chance soit avec toi.

   Elle se frôla à moi pour entrer à la salle de bain. Elle voulait dire quoi par bonne chance à moi ? À quoi bon chercher la réponse ? De toute façon, je serai très loin d'elle pour admirer les nouveaux endroits et les gens que j'allais rencontrer.

À tout prixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant